Le Vatican et la protection du patrimoine italien pendant la Seconde Guerre mondiale

LAURENT BIGAOUETTE ST-ONGE
Université du Québec à Montréal

Résumé
Pendant la Seconde Guerre mondiale, le Vatican fut l’un des acteurs les plus dynamiques dans l'élaboration conceptuelle et l’affirmation de la nécessité de protéger le patrimoine historique et culturel italien mis en danger par le conflit. À cette fin, il s’impliqua diplomatiquement auprès des autorités militaires et politiques alliées afin de les sensibiliser à la question patrimoniale, et ainsi préserver, dans la mesure du possible, les trésors de la péninsule italienne. Le Saint-Siège utilisa notamment une série d’arguments moraux et légaux afin de faire prévaloir son point de vue. Le présent article propose de mettre en lumière deux des principaux arguments développés par le Vatican, et d’en analyser l’impact sur la conduite alliée de la campagne italienne, entre 1943 et 1945.

Mots-clés

Plan

  1. La neutralité du Vatican et de ses territoires
  2. Le Vatican et le mirage de la ville ouverte

Le 19 juillet 1943, pendant près de 4 heures, plus de 500 avions alliés bombardèrent les installations ferroviaires de Rome. Ce raid aérien, premier de la guerre sur la capitale italienne, fit plus de 1500 morts et mena à la destruction partielle de la Basilique San Lorenzo fiori le Mura. Peu de temps après la fin de l’attaque, les habitants hagards du quartier dévasté virent le pape Pie XII en personne débarquer de sa voiture officielle, marcher à travers les décombres et prier pour les victimes[1]. Cette visite impromptue fit une très forte impression sur des Romains épuisés et amers. L’attaque alliée était une nouvelle preuve de la faiblesse militaire fasciste. Après la perte de l’Afrique du Nord et le débarquement allié en Sicile, ce raid sur la capitale allait s’avérer de trop pour le peuple italien et son roi. Dans la nuit du 24 au 25 juillet, ce dernier demanda la démission du dictateur Benito Mussolini mettant fin à sa longue emprise sur le gouvernement italien. Les Alliés, ainsi encouragés par le résultat du premier bombardement, déversèrent à nouveau une pluie d’explosifs sur Rome le 13 août 1943, détruisant l’église Santa Maria dell’Orto. Encore une fois, le souverain pontife se rendit sur les lieux, marquant les esprits par sa soutane blanche tachée du sang des blessés venus lui réclamer sa bénédiction[2].

Bien que l’Italie ait été soumise aux bombardements alliés plus tôt dans la guerre, les deux premiers bombardements de Rome furent un constat d’échec pour la diplomatie du Saint-Siège. Dès l’entrée en guerre de l’Italie en juin 1940, le Vatican se lança dans un vaste jeu diplomatique avec les Alliés dont l’un des objectifs était la préservation du patrimoine culturel et historique italien des affres de la guerre. Le point central de ces échanges étant la ville de Rome, Pie XII ne put que réaliser la déconvenue de ses efforts et la faiblesse de sa position face aux Alliés. Le pape s’était convaincu que sa présence et son charisme moral avaient jusqu’alors protégé les Romains et leurs trésors, Rome étant la seule capitale européenne d’un pays en guerre épargnée par les bombes[3]. Le souverain pontife avait espéré que cette situation se maintiendrait jusqu’à la fin des hostilités. Il déchanta devant les ruines et les morts de la capitale. L’offensive diplomatique du Vatican pour la préservation du patrimoine ne s’arrêta cependant pas à ce moment et persista tout au long du conflit.

L’historiographie actuelle s’intéressant au patrimoine en guerre est d’essence multiple. Elle couvre un nombre significatif de questionnements, s’intéressant notamment au rôle politique et aux législations internationales s’attardant au sort des héritages du passé pris au cœur d’un conflit[4]. La thématique des pillages et des destructions commis tout au long du Second Conflit mondial est particulièrement exploitée[5]. Cependant, les ouvrages scientifiques s’intéressant spécifiquement aux efforts de préservation déployés pendant la guerre font contraste à cette riche historiographie. Ils demeurent encore aujourd’hui peu nombreux. En fait, le sujet a été à peu près inexploité par les historiens jusqu’à la fin du XXe siècle. La difficulté d’accès aux archives concernées explique en grande partie cette particularité. En effet, celles-ci sont restées grandement inaccessibles aux chercheurs jusqu’au milieu des années 1980. C’est pour cette raison que la majorité des travaux sont relativement récents. Encore, les ouvrages qui ont connu le plus de succès restent davantage des livres à tendances journalistiques. Robert Edsel, avec ses travaux portant sur l’histoire du MFAA[6] a réussi à attirer l’attention du grand public sur l’histoire de la protection patrimoniale pendant le conflit[7]. Lynn H. Nicholas fait également écho à Edsel dans son livre The Rape of Europa lorsqu’elle s’intéresse de façon plus globale aux efforts de préservation alliés, particulièrement en ce qui a trait à la restitution des œuvres d’art pillées par l’Allemagne nazie[8].

La contribution papale aux efforts de sauvegarde du patrimoine reste également largement négligée dans l’historiographie. Bien que les offensives diplomatiques du pape concernant les trésors historiques et culturels italiens ne représentent qu’une fraction de ses échanges avec les Anglo-Américains, ils tinrent une place essentielle dans la dynamique entourant le sort du patrimoine lors de la campagne d’Italie. Les quelques études s’y intéressant concentrent cependant leur analyse sur les efforts papaux pour protéger le patrimoine de la ville de Rome. Les ouvrages de Pierre Blet et d’Owen Chadwick, par exemple, n’abordent que cet aspect spécifique de la question[9]. Or comme nous montrerons dans le présent article, la campagne papale pour sauvegarder le patrimoine ne fut pas uniquement une affaire romaine. Le pape fut en effet conscient du danger encouru par l’ensemble du patrimoine de la péninsule, et chercha activement à le sauvegarder. Cette volonté du Saint-Père reste cependant grandement absente des recherches actuelles, tout comme son impact sur les politiques globales de préservation. En étudiant la diplomatie patrimoniale vaticane dans toute son ampleur, nous proposons donc de combler cette lacune importante dans l’historiographie, et ainsi de mettre en lumière cet aspect méconnu de la guerre sur le territoire de l’Italie.

Le but de ce texte est d’abord d’étudier les principales tactiques diplomatiques utilisées par le Vatican afin de sauvegarder le patrimoine historique italien et d’en déterminer l’efficacité pendant la campagne italienne. Nous souhaitons également souligner l’impact général de cette diplomatie sur l’effort de guerre allié. Quels furent les résultats des efforts diplomatiques déployés par le pape pour sauver le patrimoine italien et de quelle façon les offensives diplomatiques auxquelles se prêtèrent les autorités du Vatican influencèrent-elles les décisions militaires et patrimoniales alliées? Répondre à ces questions s’avère complexe. Effectivement, un regard rapide sur les résultats des échanges diplomatiques révèle le peu d’impact direct des doléances du pape sur les choix militaires pris par les armées alliées. Les interventions du Vatican n’avaient pas de poids politique suffisant pour forcer la main des Anglo-Américains. Après tout, le pape, chef d’un État neutre, n’était qu’un acteur secondaire dans le combat de titans qu’était la Seconde Guerre mondiale. Aussi, la forte inclinaison alliée à favoriser la nécessité militaire plutôt que les besoins humanitaires et moraux limita grandement la portée des arguments diplomatiques du Saint-Siège. Comme nous le verrons, les réponses alliées aux différents arguments du pape furent majoritairement définies selon une perspective guerrière. L’influence directe de la diplomatie vaticane sur les décisions militaires fut donc marginale.

Cela étant dit, Il serait erroné de prétendre que les efforts du pape furent un échec. La diplomatie patrimoniale du Vatican eut en effet des impacts plus indirects, mais non négligeables, sur la façon par laquelle les militaires alliés abordèrent la question patrimoniale en Italie. D’abord, par ses efforts, le pape Pie XII posa sa croisade pour le patrimoine au cœur de la guerre de l’image que se livraient les belligérants auprès des populations européennes et nord-américaines. En jouant le jeu diplomatique publiquement, le Saint-Siège faisait de la sauvegarde des monuments historiques et des œuvres d’art un enjeu difficile à ignorer pour les gouvernements et les autorités militaires alliées. Il facilitait ainsi la tâche aux voix qui s’élevaient au sein des instances alliées pour créer des politiques de préservation efficaces sur la péninsule italienne. Également, la diplomatie du pape mena les gouvernements anglais et américains à s’attaquer à la question patrimoniale publiquement, les forçant ainsi à reconnaitre la présence d’un problème et à définir les contours de leur réponse à celui-ci. Le discours diplomatique de Pie XII contribua donc à définir la croisade patrimoniale dans ses aspects moraux et conceptuels. Les arguments utilisés par le Saint-Siège dans ses échanges diplomatiques et publics aiguillèrent une réflexion alliée, entamée avant la campagne italienne, sur la mise en pratique de politiques patrimoniales efficaces en temps de guerre.

Tout au long du conflit, le Vatican proposa une multitude de raisonnements aux Alliés pour les aiguiller vers des politiques de préservation plus rigides. À l’aide de documents diplomatiques et militaires provenant des instances alliées et vaticanes, le présent article met en lumière deux des principaux arguments utilisés par le Vatican pour sensibiliser les militaires anglo-américains à la sauvegarde du patrimoine italien, soit la neutralité du patrimoine et le principe de la ville ouverte. Ceux-ci offrent un aperçu pertinent de l’ensemble de la dynamique entre les Alliés et le Saint-Siège concernant le patrimoine. Tous deux furent utilisés à plusieurs reprises, souvent conjointement, dans les échanges entre le Vatican et les Alliés.

1. La neutralité du Vatican et de ses territoires

C’est par la signature du traité de Latran avec l’Italie fasciste de Mussolini en 1929 que le Vatican comme État souverain vit le jour. Ce traité établit un cadre territorial, politique et juridique dans lequel devaient être traités les territoires italiens appartenant à la papauté[10]. C’est à travers la souveraineté que lui donnait cette entente que le Saint- Siège chercha faire respecter la neutralité de plusieurs territoires et des trésors italiens. Le pape souhaita effectivement que les Alliés assimilent le patrimoine religieux disséminé sur l’ensemble du territoire de l’Italie à ses propres possessions et se restreignent donc à ne pas les bombarder. Ce faisant, il tenta également d’affirmer son indépendance face au régime fasciste italien et sa préséance morale auprès des populations anglo-américaines, renforçant ainsi son poids politique et diplomatique auprès des instances alliées. Cependant, la géographie complexe des possessions papales tout comme l’ambiguïté légale et politique entourant le statut du Saint-Siège affaiblirent grandement cet argument.

Pour illustrer la dynamique entourant ces échanges et la réception alliée à cet argument, nous regarderons plus en profondeur les événements en lien avec les bombardements du territoire papal de Castel Gandolfo, situé au sud de Rome. Même si ces événements arrivèrent assez tard dans la guerre, ils donnent un exemple limpide de la position alliée face aux arguments patrimoniaux du Vatican, tout comme leur volonté inaliénable de mettre la nécessité militaire au-devant de toute autre considération. Également, ces événements soulignent l’importance que donnèrent les gouvernements et les militaires alliées à l’impact de la diplomatie vaticane sur l’opinion publique et démontrent comment les efforts patrimoniaux du Saint-Siège ont pu avoir une influence sur le développement des politiques de préservation alliées.

Les Alliés bombardèrent d’abord Castel Gandolfo le 1er février 1944. Cette première attaque causa la mort de 17 nonnes et remit en question la protection que le Saint-Siège pensait posséder grâce à sa neutralité[11]. Le pape envoya alors aux Alliés une série de messages diplomatiques dénonçant l’attaque aérienne. Il chercha à affirmer son statut d’État neutre, tel qu’il le comprenait[12]. Il souligna que ce statut lui avait été garanti pour l’ensemble de ses possessions italiennes dans une lettre publique du président Roosevelt datant du 10 juillet 1943. On peut y lire : « Churches and religious institutions will, to the extent that is within our power, be spared the devastations of war during the struggle ahead. Throughout the period of operations the neutral status of Vatican city, as well as the Papal domains throughout Italy, will be respected…»[13]. Cependant, les militaires alliés, les Anglais principalement, avaient une interprétation tout à fait différente des paroles du président américain :

The public assurances referred to by the Secretariat of State are evidently those contained in the President’s letter to the Pope of July last, in which he said that throughout the period of operations the neutral status of the Vatican City as well as of the Papel (sic.) domains throughout Italy will be respected. The Vatican have clearly read this assurance as meaning that these domains would be treated not simply as extraterritorial but as neutral territory in the same sense as the Vatican City itself and that the Allied Military authorities are therefore bound to take no chances of damaging them in the course of operations. There is no legal foundation for this claim and it is clear […] that the United States Government has never intended that the President’s letter should be construed in this way.[14]

Dans les faits, les militaires anglo-américains abordèrent la neutralité des possessions du Vatican présentes sur le front de façon beaucoup moins affirmée que le président Roosevelt ne l’avait fait dans son message. Ils n’approchèrent pas de la même manière le territoire du Vatican à Rome, considéré comme territoire neutre, et ses territoires disséminés sur la péninsule italienne, considérés comme possessions « extraterritoriales », et donc prétendument libres de toute contrainte législative[15]. Si la légalité et l’éthique de cette approche à la question territoriale peuvent être remise en question, il est indéniable que cette interprétation nuancée du statut du Saint-Siège atténua grandement l’impact des arguments légaux concernant la neutralité du Vatican sur les choix militaires anglo-américains. Les Alliés, et particulièrement les Anglais, argumentèrent qu’ils étaient dans leur droit lorsqu’il était question de bombarder les territoires du Vatican, n’étant pas eux-mêmes liés par le traité de Latran[16]. En conséquence, Castel Gandolfo fut encore bombardé à de nombreuses reprises dans les mois qui suivirent l’intervention du pape.

Néanmoins, même si elles n’eurent pas d’impact direct important sur les décisions militaires alliées, les nombreuses protestations officielles du Vatican ne furent pas nécessairement vaines. Grâce à l’indignation des populations anglaises et américaines née de ces attaques, le pape put profiter d’une vague de sympathie qui lui permit de réaffirmer sa position concernant la protection du patrimoine religieux italien aux autorités anglo-américaines. Les attaques sur Castel Gandolfo ne sont qu’un exemple des nombreux événements militaires qui donnèrent momentanément au Saint-Siège l’appui de l’opinion publique dans sa croisade pour la sauvegarde patrimoniale pendant la campagne italienne. Généralement, le Vatican en profitait alors pour appuyer ses protestations auprès des gouvernements alliés par d’habiles campagnes de relations publiques déployées par les congrégations catholiques anglaises et américaines[17]. Ce faisant, il accentuait l’effet négatif de ces attaques dans la guerre de l’image que les Alliés menaient contre les puissances de l’Axe auprès des populations européennes et nord-américaines. En conséquence, les Alliés durent régulièrement justifier leurs actions[18] et réfléchirent plus sérieusement à la question du patrimoine religieux dans leurs calculs stratégiques et politiques.

Également, le statut d’État neutre du Vatican s’avéra être un problème plutôt qu’un avantage lorsqu’il fut question d’efficacité diplomatique. Le Foreign Office anglais utilisa régulièrement l’ambivalence de ce statut pour remettre en cause les prérogatives du Saint- Siège pendant la campagne italienne[19]. Il s’en servit notamment pour contester ouvertement la légitimité du pape dans ses demandes de protection patrimoniale. Pour eux, le Vatican ne pouvait à la fois être un État indépendant neutre, et représenter le peuple et le patrimoine italien. Cette division conceptuelle limita donc fortement le poids que pouvait avoir le Saint-Siège dans sa croisade pour la protection des Italiens, de leurs villes, et de leur patrimoine. Aussi, les Alliés n’abordèrent pas, comme l’espérait le Vatican, les possessions matérielles de l’Église et les bâtiments du patrimoine religieux italien éparpillés sur le territoire de façon uniforme. Ils consacrèrent ainsi l’échec de cette stratégie vaticane visant à étendre sa neutralité et sa protection à l’ensemble du patrimoine religieux italien.

Mais de toute façon, les Alliés ne voulaient tout simplement pas ralentir leurs offensives, même face à un territoire possédé par un État non-belligérant. La possibilité qu’une protection accordée à une région particulière du front puisse bénéficier militairement aux Allemands était trop grande. Dès octobre 1943, les décideurs alliés avaient pris la décision de ne pas se limiter militairement devant les territoires du Vatican et d’accepter les conséquences en matière de relations publiques et diplomatiques que ces agressions provoqueraient[20]. Le succès militaire devait prendre invariablement l’ascendant sur toute autre préoccupation. Le cas de Castel Gandolfo démontre clairement que les Alliés étaient conscients de l’importance politique et diplomatique d’éviter autant que possible ces territoires, mais qu’ils décidèrent que la nécessité militaire prendrait le dessus sur ces préoccupations. Ce choix rendait particulièrement improbable toute influence de l’argument de la neutralité patrimoniale sur le déroulement des combats.

Cependant, le raisonnement du Vatican concernant la neutralité du patrimoine, notamment des bâtiments religieux, aida à influencer la perception qu’eurent les Alliés du patrimoine spirituel. Ces derniers soumirent à leurs troupes de nombreux appels et consignes encadrant la gestion du patrimoine religieux, et en particulier des églises. L’« Administrative Memorandum no 54 » mis en place par les autorités alliées le 6 décembre 1944 est un bon exemple des efforts de préservation entourant les édifices religieux. On y précisa, entre autres, que les églises ne pouvaient en aucun cas être occupées par les troupes alliées et que la responsabilité de tout dommage y étant causé serait remise sur les épaules du commandant sur place[21]. L’hébergement des troupes fut progressivement réglementé, tout comme les réprimandes face au vandalisme[22]. L’accent mis sur la neutralité du patrimoine religieux italien par le Vatican dans sa diplomatie permit de sensibiliser les autorités alliées à son importance politique, diplomatique et historique. Les actions mises en place par la suite au sein des armées alliées représentent donc un impact indirect des efforts du Saint-Siège.

2. Le Vatican et le mirage de la ville ouverte

Un autre argument qui fut central à la diplomatie patrimoniale du Vatican est celui de la ville ouverte. Il fait référence à un statut particulier donné à une ville, codifié par les conférences de La Haye et de Genève entre 1899 et 1907. Son objectif est de protéger les villes et leur population des dangers des combats. Pie XII proposa aux Alliés comme aux Allemands d’appliquer ce statut à de nombreuses villes, d’importances patrimoniales variées, comme Florence, Bologne, Orvieto et Ravenne[23]. Mais la majorité des efforts déployés par cette diplomatie de la ville ouverte resta concentrée sur la Ville éternelle, Rome. En effet, à l’aide de cet argument, le Vatican tenta tout au long du conflit de préserver l’intégrité de la capitale italienne et réussit à savourer un succès partiel. Le résultat de cette diplomatie fut cependant bien moins positif lorsqu’il fut question des autres municipalités de la péninsule. Elle eut malgré tout une influence notable sur les politiques patrimoniales alliées.

Au début des hostilités, le Saint-Siège chercha d’abord à sensibiliser les belligérants à la sauvegarde du patrimoine en s’appuyant sur une législation internationale autre que celle de la ville ouverte. Il se tourna vers l’article 27 de la convention de La Haye. Celui-ci affirme qu’autant que les aléas de la guerre le permettent, les bâtiments dédiés à la religion, à l’art, et aux sciences, de même que les monuments historiques et les hôpitaux se devaient d’être préservés des dommages de la guerre. Celui-ci stipule aussi qu’il était entre les mains du défenseur de ne pas occuper ces bâtiments militairement et de les marquer de façon distinctive pour que l’attaquant puisse les repérer[24]. Le Vatican s’aperçut cependant que cette approche était particulièrement difficile à appliquer et mal adaptée aux nouvelles technologies. Les lois de la guerre n’avaient pas anticipé les nouveautés qu’apportait un conflit moderne, idéologique et total. Particulièrement la destruction que pourraient apporter les bombardements aériens à grande échelle[25]. Également, plusieurs flous concernant la définition de ce qui pouvait constituer une cible militaire et ce qui était considéré comme un objet non militaire handicapaient davantage cette législation.

Conscient que ces ambivalences ne permettraient pas d’avoir une protection effective du patrimoine italien, le Vatican se tourna rapidement vers le statut de ville ouverte. Avec cette approche, ce ne serait pas qu’un unique bâtiment qui serait protégé, mais bien l’ensemble de la ville dans lequel il se trouvait. Le principe de ville ouverte est très bien résumé par Owen Chadwick :

The international laws of war recognized that a city could be declared ‘open’. A belligerent could say that it would not defend the city, nor use it for military purposes. Then the enemy would accept that it had no reason to bombard, and the life of innocent civilians, or the treasures of history, […], would not be endangered.[26]

Pour le pape, déclarer une ville ouverte semblait donc plus adapté à un conflit moderne, tout en étant une option légale et diplomatique légitime.

Pour bien saisir les enjeux et la dynamique de cette diplomatie, tournons-nous d’abord vers le cas de la ville de Rome. Le 26 juillet 1943, voulant profiter de la récente chute de Mussolini, Pie XII fit pression sur le nouveau gouvernement italien afin qu’il donne publiquement un statut de ville ouverte à leur capitale[27]. Les Allemands et les Italiens acceptèrent rapidement cette proposition papale. Elle servait bien leur image auprès des populations européennes. La Ville éternelle fut donc déclarée ouverte par le gouvernement de Badoglio le 14 août 1943[28]. Mais dans les faits, les Allemands occupèrent militairement la capitale. Aucun ministère ne déménagea et les voies ferrées continuèrent à servir l’effort de guerre de l’Axe. Le statut de ville ouverte donné par l’Allemagne et l’Italie n’était donc qu’une coquille vide. En conséquence, la déclaration ne fut pas prise au sérieux par les Anglo-américains.

Cependant, le poids politique et religieux de la ville éternelle était très lourd et il se fit sentir dans les discussions interalliées. Une opposition importante fut perceptible entre les Américains et les Anglais lorsqu’il fut question de Rome[29]. Pour Roosevelt, le refus de la reconnaitre comme ville ouverte mettrait les Alliés dans une position politique et diplomatique difficile[30]. Le gouvernement américain suggéra donc d’accepter la proposition papale, tout en la soumettant à certaines demandes spécifiques des Alliés[31].

Les Anglais ne voyaient pas les choses de la même façon[32]. Churchill, notamment, était particulièrement loquace quant à la nécessité de traiter Rome comme toute autre ville italienne : « […] I cannot see any reason why, if Milan, Turin and Genoa are to be bombed, Rome should be especially exempted »[33]. Il fut appuyé en ce sens par les militaires des deux nations. Pour eux, déclarer Rome ville ouverte mènerait nécessairement à des complications une fois la ville tombée entre les mains alliées. En effet, la Ville éternelle était la capitale d’une puissance de l’Axe et l’un des plus gros transits ferroviaires du pays. Les alliés seraient alors dans l’obligation de maintenir la neutralité de la ville après sa conquête, se privant ainsi d’utiliser son réseau ferroviaire et ses terrains d’aviation[34]. Également, on pensait que la population anglaise pourrait réagir négativement à une telle magnanimité, ayant elle-même subi les affres des bombardements aériens.

Roosevelt dut finalement se ranger à la position anglaise, confirmant l’échec diplomatique de Pie XII. Malgré le refus initial allié, le Saint-Siège continua d’exercer une pression diplomatique pour faire reconnaitre la ville comme étant ouverte, et ainsi sauvegarder les Romains et leur héritage culturel. En mai 1944, alors que le front s’approchait dangereusement de la ville, le Vatican redoubla d’ardeur pour tenter de sauvegarder ce qu’il considérait comme sa propre ville. Pressés de répondre à une diplomatie publique et insistante, les Alliés continuèrent de refuser tout changement à la politique alliée. En coulisse, le Département d’État américain voulait cependant de nouveau déclarer Rome ville ouverte, avec quelques modifications pour permettre le transit de troupes dans la ville[35]. Les Américains craignaient encore les répercussions politiques que des dommages à Rome entraineraient et souhaitaient de façon urgente convaincre les Anglais d’accepter leur solution. Mais malgré la volonté des instances politiques de Washington, le dernier mot dans cette affaire revint aux militaires. Le haut commandement et le Foreign Office anglais freinèrent à nouveau les ardeurs américaines[36].

Les Alliés refusèrent donc systématiquement de reconnaître Rome comme étant une ville ouverte. De ce point de vue, la diplomatie du Vatican connut un revers. Son impact réel reste cependant bien plus positif. Effectivement, elle fut très importante dans la transition majoritairement pacifique entre les Allemands et les Alliés que connut la Ville éternelle en juin 1944. Le Vatican réussit à influencer de façon temporaire, mais importante, la conduite de la guerre par les Alliés. Les offensives diplomatiques répétées du pape auprès des belligérants mirent une pression politique et publique suffisante sur les militaires alliés et allemands pour qu’ils veuillent éviter au maximum les combats dans la Ville éternelle. Les Allemands évacuèrent Rome entre le 2 et le 4 juin 1944, la laissant ainsi intacte entre les mains des Alliés[37]. Même les ponts de la ville furent épargnés par les troupes de l’Axe, malgré le désavantage militaire évident que cela causait. L’ambassadeur allemand au Saint-Siège, Ernst von Weizsäcker, souligna que ce fut la diplomatie du pape qui donna à Rome et à son patrimoine une importance particulière et que ce fut grâce à elle que les militaires évitèrent autant que possible les destructions et cherchèrent à trouver un terrain d’entente pour la préservation de la ville[38]. Pie XII lui-même perçut ce succès comme une réussite personnelle et en tira un important prestige auprès de la population italienne.

Conclusion

La sauvegarde de Rome resta cependant une exception dans cette guerre particulièrement acharnée. Le Vatican tenta tout au long de la campagne de convaincre les Alliés de considérer des municipalités telles que Sienne, Chieti et Bologne comme villes ouvertes. Ce faisant, il chercha à en sauver les trésors historiques. Ce fut chaque fois un échec. La réponse anglo-américaine resta généralement la même, les Alliés affirmant publiquement qu’ils feraient particulièrement attention, sans jamais laisser ces décisions interférer avec la conduite des opérations.

La diplomatie vaticane eut cependant un impact indirect sur le développement des politiques patrimoniales alliées. Par exemple, les gouvernements anglo-américains ajoutaient à une liste spéciale toutes les villes mentionnées par le Vatican[39]. Cette dernière servait alors aux états-majors et aux officiers du MFAA pour coordonner la préparation des offensives militaires et la préservation des monuments patrimoniaux. Encore, les demandes de protections des villes italiennes par le pape aiguillèrent le discours patrimonial présent dans les différents médias de masse, conscientisant par le fait même les populations alliées aux enjeux patrimoniaux sur la péninsule italienne.

Ainsi, bien que les impacts des efforts patrimoniaux sur la conduite de la guerre alliée soient négligeables, leur influence sur le développement des politiques de préservation anglo-américaines fut significative. Les collections muséales et le patrimoine bâti furent particulièrement vulnérables dans un conflit d’une envergure inégalée. Le Vatican souligna cette réalité haut et fort, forçant ainsi les Alliés à la reconnaitre. Sa diplomatie contribua donc à marquer les esprits des populations et des autorités militaires. Les quelques pages de cet article ne proposent cependant qu’une analyse circonscrite des arguments patrimoniaux du Saint-Siège et de leur impact. Une étude plus approfondie reste encore à faire. Elles permettent malgré tout de lever le voile sur un aspect largement méconnu de la campagne italienne, et sur le rôle complexe que tint le pape pendant ces années noires.


Notes

  • [1] Pierre Blet, Pius XII and the Second World War: According to the Archives of the Vatican, New York, Paulist Press, 1999, p. 208.
  • [2] Owen Chadwick, Britain and the Vatican During the Second World War, Cambridge, Cambridge University Press, 1986, p. 244.
  • [3] Ibid.
  • [4] Voir notamment : Elizabeth Campbell Karlsgodt, Defending National Treasures: French Art and Heritage Under Vichy, Stanford, Stanford University Press, 2011 ; Billie Melman, The Culture of History. The English Uses of the Past. 1800 – 1953, Oxford, Oxford University Press, 2006 ; Stanislaw Nahlik, « International Law and the Protection of Cultural Property in Armed Conflict », Hastings Law Journal, Vol. 27, No 5, 1976, p. 1069 à 1087 ; Roger O’keefe, The Protection of Cultural Property in Armed Conflict, Cambridge, Cambridge University Press, 2006 ; Jonathan Petropoulos, Art as Politics in the Third Reich, Chapel Hill, University of North Carolina Press, 1999 ; Jonathan Petropoulos, The Faustian Bargain: The Art World in Nazi Germany, Oxford, Oxford University Press, 2000.
  • [5] Quelques exemples : Kenneth D. Alford, Hermann Göring and the Nazi Art Collection: The Looting of Europe’s Art Treasures and their Dispersal After World War II, Jefferson, McFarland & Company, 2012 ; Kenneth D. Alford, The Spoils of World War II: The American Military’s Role in the Stealing of Europe’s Treasures, New York, Carol Pub. Group, 1994 ; Claire Andrieu et al., Spoliations et restitutions des biens juifs en Europe, Traduction de l’allemand et de l’anglais par Odile Demange, Paris, collection Mémoire/Histoire, 2011; Fabrizio Calvi et Marc J. Masurovky, Le festin du Reich : le pillage de la France occupée, 1940-1945, Paris, Fayard, 2006 ; Hector Feliciano, The Lost Museum: The Nazi Conspiracy to Steal the World’s Greatest Works of Art, New York, BasicBooks, 1997 ; Kathy Lee Peiss, Information Hunters: When Librarians, Soldiers, and Spies Banded Together in World War II Europe, New York, Oxford University Press, 2020 ; Elisabeth Simpson, The Spoils of War: World War II and its Aftermath: The Loss, Reappearance, and Recovery of Cultural Property, New York, H.N. Abrams, 1997.
  • [6] Monuments, Fine Arts and Archives Program. Organisation alliée chargée de la préservation du patrimoine. Ses officiers sont surnommés les Monuments men.
  • [7] Robert M. Edsel, Rescuing Da Vinci, Dallas, Laurel Publishing, 2006 ; Robert M. Edsel, Saving Italy: The Race to Rescue a Nation’s Treasures from the Nazis, New York, W.W. Norton & Company, 2013 ; Robert M. Edsel et Brett Witter, The Monuments Men: Allied Heroes, Nazi Thieves, and the Greatest Treasure Hunt in History, New York, Center Street, 2009.
  • [8] Lynn H. Nicholas, The Rape of Europa: The Fate of Europe’s Treasures in the Third Reich and the Second World War, New York, Éditions Alfred A. Knopf, 1994. Pour d’autres ouvrages grand public portant sur le sujet, voir notamment : Ilaria Brey Dagnini, The Venus Fixers: The Remarkable Story of the Allied Soldiers Who Saved Italy’s Art During World War II, New York, Picador, 2009.
  • [9] Pierre Blet, op. cit. et Owen Chadwick, op. cit.
  • [10] Jacques Kornberg, The Pope’s Dilemma. Pius XII Faces Atrocities and Genocide in the Second World War, Toronto, University of Toronto Press, 2015, p. 109.
  • [11] Lettre du Saint-Siège au Foreign Office, 2 février 1944, National Archives of London, O106/3941/3.
  • [12] Lettre du Saint-Siège au Foreign Office, 14 février 1944, NAL, WO106/3941/15.
  • [13] Propriétés du Vatican et Monuments historiques, 1944, NAL, WO106/3941/2.
  • [14] Lettre du Foreign Office à Washington, 17 février 1944, NAL, WO106/3941/18.
  • [15] Lettre des Combined Chiefs of Staff à Wilson, op. cit.
  • [16] Propriétés du Vatican et Monuments historiques, op. cit.
  • [17] Ces offensives de relations publiques prirent diverses formes, allant de la caricature, au sermon, à l’éditorial.
  • [18] Lettre du Foreign Office à Washington, 20 février 1944, NAL, WO106/3941/22.
  • [19] Par exemple : Lettre du Saint-Siège au Foreign Office, 7 mai 1944, NAL, WO106/3941/49.
  • [20] Protection de la Villa papale de Castel Gandolfo, 9 octobre 1943, NAL, WO204/6812/8a.
  • [21] Administrative Memorandum n. 54, 6 décembre 1944, NAL, WO220/593.
  • [22] Liste des possessions de l’Église à éviter, 22 janvier 1944, NAL, WO106/3941.
  • [23] Le pape a effectivement cherché à protéger le patrimoine de toutes ces villes. Plusieurs documents concernant ces échanges diplomatiques peuvent être trouvés aux National Archives of London dans les dossiers WO 204 et WO 106.
  • [24] Nicola Lambourne, War Damage in Western Europe: The Destruction of Historic Monuments During the Second World War, Edimbourg, Edinburgh University Press, 2001, p. 30.
  • [25] Nicola Lambourne, op. cit., p. 31.
  • [26] Owen Chadwick, op. cit., p. 236.
  • [27] Pierre Blet, op. cit., p. 209.
  • [28] Ibid, p. 211.
  • [29] Owen Chadwick, op. cit., met en lumière d’excellente façon la position anglaise en ce qui a trait aux bombardements des villes italiennes, notamment de Rome. Ses recherches et son analyse nous permettent de bien comprendre les ressorts idéologiques et émotifs qui furent importants dans la perception anglaise sur la question. Le souvenir de la participation italienne aux bombardements sur l’Angleterre restait vif dans la mémoire des Britanniques et il influença toutes les décisions militaires à ce sujet.
  • [30] Conclusions du War Cabinet no 110, 5 août 1943, NAL, CAB/65/39/7.
  • [31] Ibid.
  • [32] Conclusions du War Cabinet no 110, op. cit.
  • [33] Claudia Baldoli et Andrew Knapp, Forgotten Blitzes: France and Italy under Allied Air Attack, Londres, A&C Black, 2012, p. 39.
  • [34] Conclusions du War Cabinet no 110, op. cit.
  • [35] Lettre de AMSSO à AFHQ, 15 mai 1944, NAL, WO204/5460/50.
  • [36] Lettre de Wilson au Air Ministry, British Chiefs of Staff, RPTD Britman, Washington pour US joint Chiefs of Staff Unity, pour General Eisenhower et AFHQ, op. cit.
  • [37] Pierre Blet, op. cit., p. 224.
  • [38] Owen Chadwick, op. cit., p. 288.
  • [39] De AGWAR à Marshall, 16 janvier 1944, NAL, WO204/3692.