ISABELLE DUFOUR
Université du Québec à Montréal
Résumé Même si la médecine dans le monde gréco-romain fut généralement exercée par les hommes et que les textes médicaux qui en découlent ont aussi été écrits par ceux-ci, les femmes ont néanmoins joué un rôle particulier au sein de la pratique médicale. Mais elles furent bien souvent reliées à la figure péjorative de la magicienne, voire de la sorcière, surtout lorsqu’elles manipulaient différentes drogues (pharmaka) qui possédaient une valeur ambivalente, tantôt thérapeutiques, tantôt nocives et pouvant mener à la mort. Malgré leur rejet catégorique de la médecine hippocratique, ces pratiques magico-médicales ont persisté et, bien malgré elles, les sages-femmes et les aides-soignantes de toutes sortes ont été associées à ces figures maléfiques et par conséquent vivement critiquées par les praticiens masculins. Malgré tout, elles furent indispensables à l’administration de bons soins obstétriques.
Mots-clés
Plan
- Magie et médecine
- Les craintes envers les actrices de la magie médicale
- Les sages-femmes suspectées d’être des sorcières
Dans le monde gréco-romain, le savoir médical fut largement détenu par des hommes, tandis que les femmes étaient souvent réduites à leurs fonctions reproductives et à leur subordination sociale[1]. Pourtant, même si les textes médicaux montrent l’étendue des connaissances que possédaient ces médecins, leurs lacunes patentes dans certains domaines reliés à la santé féminine furent visiblement comblées par un savoir-faire féminin. En effet, quelques sources littéraires et épigraphiques dévoilent une implication des femmes au sein des pratiques médicales, et ce, dès les balbutiements de la médecine hippocratique (VIe-Ve siècles av. J.-C.). Mais cet apport fut de tout temps étroitement lié au domaine de la magie. Or, plusieurs craintes et angoisses sociales sont perceptibles à travers la figure de la sorcière ou de la magicienne, surtout lorsqu’elle manipulait les pharmaka pour soigner, voire pour tuer. Comme nous le verrons, ces pratiques magiques féminines ont suscité plusieurs réticences au sein de la population gréco-romaine, mais elles ont aussi tenu une place importante au sein de la médecine traditionnelle puisqu’une partie de la population recourait tout de même à ce type de soins. Malgré tous les efforts mis en place par les autorités, autant scientifiques que politiques, ces thérapeutes ont tenu une place importante dans leur communauté. C’est pourquoi, il est primordial de déceler, dans un premier temps, les divers reproches véhiculés contre ces soins alternatifs. Fait intéressant, une transposition de ces plaintes s’est transposée sur les sages-femmes, réelles intervenantes de la sphère «rationnelle» de la discipline médicale. Preuve qu’une quelconque présence féminine au sein de la technè médicale était dérangeante, mais était aussi nécessaire pour la santé publique. Pour bien saisir cet état de fait, il convient d’examiner d’abord les liens entre la magie et la médecine pour jeter les bases de notre étude.
1. Magie et médecine ↑
Ce lien entre médecine et magie n’a pas lieu de surprendre.Selon Christine Dunant, « la médecine magique était la forme de médecine la plus attestée et la plus communément répandue au sein des sociétés anciennes »[2]. Elle provenait sans doute d’Orient. Hérodote affirme en effet dans ses Histoires que l’origine de la magie en Grèce serait issue d’une tribu persane, dans laquelle des prêtres s’occupaient des rites funéraires, de la divination et de l’interprétation des rêves[3]. Ce serait d’ailleurs le mot perse magus qui aurait influencé le terme grec μάγος pour désigner la magie[4]. Quant aux pratiquants de la magie, du γόης au μάγος[5], le champ lexical les désignant est vaste, à la hauteur peut-on dire de l’importance de la discipline.
Il en va de même de la pharmacologie, composante des trois grandes sphères de la médecine rationnelle (la diététique, la chirurgie et la pharmacologie). Les Grecs utilisaient ainsi le mot φαρμάκος pour désigner indifféremment un « empoisonneur », un « magicien » ou un « sorcier »[6]. Cette expression est elle-même dérivée du mot φάρμακον, dont la signification varie : il désigne autant les drogues médicinales que les médicaments, les remèdes, les onguents et les breuvages[7]. C’est justement ce terme en particulier qui relie la magie à la médecine, de par l’usage de la pharmacologie et de l’exploitation des plantes à des fins thérapeutiques.
En Grèce, dès l’époque archaïque, le domaine médical fut étroitement lié à la magie et à la religion parce qu’il n’existait aucune professionnalisation autour de cette pratique[8]. En fait, le malade pouvait choisir parmi une multiplicité de thérapeutes. Mais avec le temps et les efforts grandissants pour rationaliser la pensée scientifique, les pratiques magico-médicales furent de plus en plus décriées. Les auteurs hippocratiques et certains philosophes se sont en effet rassemblés pour dénoncer l’implication magique au sein des pratiques médicinales. Dans les faits, deux grandes accusations ressortent généralement des textes hippocratiques et philosophiques : d’une part, l’envie intarissable des « charlatans » pour le gain, d’autre part, leur incompétence dans l’art thérapeutique[9].
On comprend dès lors que le rôle apparemment important des femmes au sein de la pratique magico-médicale ait suscité chez plusieurs une certaine méfiance à leur égard. Certes le domaine magique, lié de près au monde de la sorcellerie, pouvait être l’affaire de tous, tant chez celles et ceux qui pratiquaient la magie, que chez celles et ceux qui bénéficiaient de tels services[10]. Mais les femmes, en raison notamment de leur connaissance des vertus médicinales des plantes furent plus que tout autre liées à la figure péjorative de la magicienne et surtout de la sorcière. Il suffit de penser aux figures mythologiques de Circée[11] et de Médée[12], dont l’étude dépasse le champ de cet article, qui illustrent parfaitement les liens entre la pharmacologie et une participation active féminine des soins. Ces figures féminines reliées à la magie étaient ambivalentes et dangereuses pour l’équilibre social. Mettant premièrement en danger les droits des hommes, puisque plusieurs Gréco-romaines, ayant commis un adultère ou ne voulant pas retomber enceinte, allaient solliciter l’aide abortif de ces thérapeutes magiques, en le dissimulant à leurs maris pour éviter certaines complications. Dans un deuxième temps, ces magiciennes possédaient un savoir magique très utile et efficace dans le traitement de plusieurs pathologies. Elles possédaient ainsi des connaissances thérapeutiques performantes et profitables. Les magiciennes étaient donc perçues, dans une certaine mesure, comme une compétition tangible pour les médecins hippocratiques. Enfin, il est aisé de penser que, dans ce contexte marginal des soins, que les Gréco-Romains possédaient de multiples angoisses envers les sages-femmes ou les aides-soignantes. Celles-ci pouvaient en effet posséder des renseignements similaires sur les avortements et qu’elles pouvaient elles aussi garder des secrets, provenant des parturientes, vis-à-vis leurs maris. Ces zones grises provoquaient assurément des tensions entre les différents intervenants médicaux.
2. Les craintes envers les actrices de la magie médicale ↑
Avec l’essor de la « professionnalisation » de la sphère médicale, la magie et les femmes se virent rapidement rejeter. Cette méfiance à l’endroit de la magie et de leurs principales représentantes est accrue par le fait que les magiciennes ont notamment la réputation d’offrir volontiers des poisons mortels ou abortifs, ou encore de substituer les nouveau-nés et de dispenser des philtres d’amour, ce qui les disqualifie du domaine médical dit « rationnel »[13]. Par exemple, une incantation magique d’Égypte, datant des IIIe– IVe s. apr. J.-C., dévoile de manière spécifique le « modèle type » de ce genre de pratiques abortives :
Let the vagina and womb of [insert her name] be open, and may she be bloodied night and day. Write these things in sheep’s blood and recite the spell laid out above during the night… [lacuna] she did unprovoked wrong, and bury it near flowing water of near … [lacuna] scratch it on a trip of papyrus …[14]
L’extrait montre en fait que les Grecs pouvaient recourir à de multiples procédés abortifs, allant de l’abstinence jusqu’aux pratiques magico-médicales[15]. Selon l’historienne Nathalie Demand, face à une crise reproductive ou abortive, les Gréco-romaines avaient tendance à se tourner vers des explications ou des moyens ancestraux pour trouver une solution à leurs problèmes et cette aide provenait en grande partie de femmes thérapeutes[16]. En effet, la pharmacologie gynécologique semble avoir été pratiquée par certaines femmes en dehors du cadre professionnel hippocratique, et ce serait à travers une tradition orale, réappropriée par les médecins, que leurs connaissances se seraient retrouvées dans le Corpus hippocratique[17]. Il est également évident qu’un avortement dissimulé à un mari était grandement décrié de la part des hommes et de la société en général.
Une autre angoisse était omniprésente, celle d’enlever ou de tuer le nouveau-né d’une patiente. Tant pour les Grecs que pour les Romains, la perte d’un enfant était non seulement difficile émotionnellement, mais aussi inacceptable, puisque l’enfant perdu était voué au monde infernal[18]. La mortalité infantile était très élevée, près de la moitié des accouchements se soldaient par une fausse couche. Plusieurs épitaphes gréco-romaines montrent que la magie apportait une possibilité d’action devant l’inévitable. C’est pourquoi certaines personnes touchées par un tel malheur ajoutaient des incantations divines pour se venger d’une magicienne quelconque[19]. En guise d’exemple, une inscription romaine retrouvée près de Vérone, datant de 31 av. J.-C., révèle un cas concret d’un garçon âgé de quatre ans soustrait à la vie par la main cruelle d’une sorcière[20]. Quelques sorcières présumées devaient prodiguer des traitements pour prévenir les maladies infantiles, mais parfois ceux-ci étaient impuissants ou inefficaces à contrer ces pathologies. Fort probablement, certaines femmes ont été accusées de sorcellerie pour avoir précipité la mort d’enfants.
Ces constats démontrent une crainte considérable de la société envers les soins ou les traitements donnés par des femmes aux enfants.Selon Fritz Graf, l’échantillonnage épigraphique relevant du domaine de la magie montre d’ailleurs plusieurs cas où le défunt est mort en bas âge et de manière prématurée; ces décès furent généralement causés par l’utilisation de poisons (φάρμακεια), de drogues (venena) ou une autre action maléfique[21]. Les adultes pouvaient aussi être vulnérables, voire victimes de conspirations maléfiques. Une épitaphe métrique retrouvée à Salona en Dalmatie et datant de la période impériale, témoigne qu’Attia, une jeune femme de 22 ans, est décédée d’une maladie causée par une empoisonneuse (venefica)[22]. Plusieurs décès étaient donc attribués à des causes magiques, ce qui créa inévitablement des réticences de la part de la société face à ces recours thérapeutiques alternatifs, auxquels étaient le plus souvent associées les femmes. Malgré le fait qu’une partie de la population utilisaient tout de même ce genre de procédés de médecine populaire.
Le problème de la sorcellerie va encore plus loin, car plusieurs remèdes utilisés par les pratiquants ou pratiquantes de la magie étaient composés d’éléments biologiques provenant directement du corps d’un enfant : des cheveux, la dépouille d’un fœtus, des dents de lait, le corps d’un enfant décédé prématurément, etc. Pline l’Ancien l’évoque à quelques reprises dans son Histoire Naturelle, notamment dans son livre XXVIII, où il souligne notamment les soins alternatifs utilisés par les étrangers (les barbares) qui ont influencé les Gréco-Romains : « D’autres recherchent la moelle (des os) des jambes et de la cervelle des enfants »[23]. À la fin du Ier siècle av. J.-C., Horace illustre lui aussi la figure de la sorcière dans deux de ses ouvrages (Epodes et Satires), où la Canidie et ses compagnes Sagane, Veia et Folie déterrent la dépouille d’un jeune garçon dans le but de concocter un philtre d’amour :
Sans aucun remords l’arrêtât, Veia, d’un dur hoyau, creusait le sol en haletant sous l’effort, pour que l’enfant, enseveli là […] : ainsi, en prélevant sa moelle et son foie desséchés, on en composerait un breuvage d’amour, quand une fois ses prunelles attachées sur les mets interdits se seraient éteintes[24].
Selon Horace, Canidie et ses consœurs étaient des sorcières qui hantaient l’un des quartiers de Rome, l’Esquilin, situé près d’un cimetière d’esclaves. Dans ce passage, ces figures maléfiques se retrouvent dans un cimetière afin de trouver une dépouille d’enfant pour prélever son foie et sa moelle épinière et créer un breuvage d’amour dans le but de retrouver un amant perdu. La figure de la sorcière est dépeinte comme étant prête à tout pour arriver à ses fins, et ce, même s’il fallait profaner une dépouille ou tuer un enfant. Perçues comme des imposteurs ou des agentes médicales sans éthique, les magiciennes ou les sorcières étaient décriées de manière négative au sein de la culture populaire. Ces représentations culturelles ont sans doute favorisé la mise à l’écart de ces dernières dans le domaine des soins.
Au livre XXIX, Pline l’Ancien en vient même à élaborer sur le charlatanisme de plusieurs médecins rencontrés à Rome : « C’est ainsi ma foi, que la médecine est le seul art où l’on donne aussitôt sa confiance au premier venu se disant médecin, alors qu’il n’est point où l’imposture soit plus redoutable »[25]. Le métier médical, associé aux hommes n’étant pas toujours bien perçu, il est possible de penser que les femmes y étant associées subissaient encore plus de discrimination. En fait, puisqu’elles étaient rejetées des domaines judiciaire, religieux et politique, la femme était plus ou moins marginalisée au sein de la communauté. Influentes, surtout auprès des autres femmes et de leur entourage, des thérapeutes magiques se sont retrouvées dans une position singulière, tout en obtenant une place assez importante auprès de sa communauté. Ces angoisses sociales, reliées à la gent féminine, se sont reflétées au sein du domaine médical gréco-romain. C’est pourquoi certains métiers médicaux ou paramédicaux, comme les sages-femmes et les nourrices, ont été reliés aux actes magiques et critiqués par les médecins et la population en général.
3. Les sages femmes suspectées d’être des sorcières ↑
Il existait un intérêt manifeste de la part des médecins pour la santé de la mère et l’enfant, et plus généralement, pour la fertilité, certes masculine, mais surtout féminine. Cet intérêt surpassait celui apporté à toutes les catégories de patients. Cela découle d’une prise de conscience, dans le monde gréco-romain, de l’importance de la grossesse et de la naissance[26]. À ce sujet, un conflit se profile : une parturiente était prise en charge par une autre femme, soit une maia ou une obstétricienne (sage-femme) qui était beaucoup plus présente à son chevet que le médecin; cet état de fait créait inévitablement des tensions entre les deux. De plus, les sages-femmes et les nourrices deviennent, dans l’imaginaire collectif, presque naturellement des sorcières à cause de leur rôle primordial lors de l’accouchement et de leur support apporté à la mère lors des premiers moments du nouvel enfant. En fait, c’est l’obstétricienne qui voit en premier le bébé et qui juge s’il est viable ou non, avant même que le père ou la mère ne puissent avoir accès à leur propre nouveau-né. Elle passe aussi un moment important à lui prodiguer les premiers soins (le bain, l’emmaillotage, le coupement du cordon ombilical, etc.). En quelque sorte, elle a le droit de vie ou de mort sur le bébé. Soranos d’Éphèse, médecin sous le règne de Trajan et d’Hadrien (fin du Ier s. ap. J.-C à la première moitié du IIe s. ap. J.-C.), signale même que les obstétriciennes doivent reconnaître si l’enfant vaut la peine d’être élevé ou non et ce, à partir de plusieurs critères reliés à son aptitude sensorielle, sa vigueur corporelle et la bonne constitution de tous ses membres[27].
Le rôle de la sage-femme était définitivement vital à la survie d’un nouveau-né, chose qui lui confère un grand pouvoir qui peut sembler menaçant pour plusieurs. Fait intéressant, les magiciennes n’ont jamais été citées directement dans les textes médicaux durant les périodes archaïque et classique. Ce silence quasi total envers la participation magique féminine dans le champ médical montre un refus de la part des auteurs hippocratiques d’inclure les femmes dans leur pratique. Néanmoins, certains passages montrent des comportements magiques exécutés par des femmes, comme dans le livre V des Épidémies, où une malade qui avait été stérile toute sa vie, se retrouve soudainement fertile à l’âge de 60 ans à la suite d’un traitement donné par une autre femme au moyen de pierres. L’insertion de pierres au sein du corps était normalement reliée à la magie : d’ailleurs, l’historienne Nathalie Demand précise que cet extrait dévoile les liens thérapeutiques présents entre femmes dans la société grecque[28]. De plus, plusieurs modernes croient qu’une partie des informations recueillies au sein du Corpus hippocratique proviendrait des Grecques elles-mêmes. Certains textes nous laissent d’ailleurs quelques indices à cet égard[29]. Entre autres, l’auteur du traité De la nature de l’enfant déclare détenir des renseignements sur un fœtus de 6 jours grâce à sa rencontre avec une prostituée qui lui avoue connaître le déroulement d’une grossesse grâce à un savoir féminin partagé oralement :
[…] je vis une semence de six jours. Chez une femme de ma connaissance était une courtisane fort estimée, qui avait commerce avec les hommes, et qui ne devait pas devenir grosse, afin de ne pas perdre son prix. Cette courtisane avait entendu ce que les femmes disent entre elles, à savoir que, quand une femme conçoit, la semence ne sort pas, mais demeure dedans[30].
De plus, l’auteur du traité des Chairs évoque obtenir ses informations abortives et reproductives par le biais de prostituées « publiques ». Considérant que ces dernières devaient rester attirantes et actives le plus longtemps possible, les grossesses étaient donc souvent évitées au sein de leur réalité[31]. Il semble ainsi clair que plusieurs femmes détenaient un certain savoir médical et que les Grecques se tournaient souvent dans un premier temps vers des thérapeutes de leur entourage avant de solliciter l’aide d’un médecin. Le médecin grec Soranos d’Éphèse spécifie également à propos de la sage-femme qu’« elle n’a pas le goût de l’argent, ce qui lui évite de s’avilir à administrer un abortif contre espèces »[32], prouvant ainsi qu’il existait une certaine concurrence de la part de femmes entremetteuses, un peu sorcières, habiles à interrompre une grossesse non désirée. Sans surprise, ce pouvoir de castration ne devait pas faire l’unanimité au sein de la société; au contraire cette angoisse s’ajoutant aux précédentes, les sages-femmes possédaient une réelle influence dans ce domaine des soins.
Or, il faut se tourner vers la tragédie pour obtenir d’autres éclaircissements sur les multiples accusations portées contre les auxiliaires des soins. Euripide fait écho à cette croyance dans sa pièce Hippolyte, où une nourrice pratique un acte magique pour la fille du roi Mégare afin d’ensorceler ce dernier : « Si ton mal est de ceux que l’on doit tenir secrets, voici des femmes qui pourront avec moi t’assister. Si c’est un accident qu’on puisse révéler aux hommes, parle et que l’on fasse connaître aux médecins »[33]. Ce passage est révélateur sur l’efficacité des sages-femmes et des nourrices à garder le silence sur certains écarts de conduite ou sur des décisions prises sans l’accord des hommes. Pline l’Ancien évoque justement le fait que les sages-femmes « détiennent ce genre d’informations indiscrètes » :
Les remèdes qu’on dit tirés du corps de la femme approchent des plus monstrueux prodiges, même sans parler des criminels dépècements des enfants nés avant terme, des abominables usages du sang menstruel et de maintes autres pratiques révélées tant par les sages-femmes que par les courtisanes elles-mêmes[34].
Les obstétriciennes et les courtisanes, étant reliées de différentes manières à la reproduction, devaient assurément posséder des informations supplémentaires sur l’usage de plusieurs remèdes alternatifs, voire plutôt marginaux pour pouvoir optimiser leur métier. Les sages-femmes étaient donc perçues comme étant des confidentes et des thérapeutes pouvant garder un secret par rapport aux médecins et aux maris des parturientes, ce qui alimentait évidemment toutes les craintes possibles de ces derniers envers elles[35].
Conclusion ↑
À la suite de l’épanouissement de la médecine dite « rationnelle », si les auteurs hippocratiques ont dénoncé avec vivacité les pratiques magico-religieuses, c’est parce que leurs opposant(e)s ne devaient pas être aussi insignifiant(e)s qu’ils ne voulaient le faire croire. En fait, leurs adversaires devaient représenter une compétition assez forte pour qu’ils ressentent le besoin de les dénoncer. Tandis que les sages-femmes subissaient elles aussi des critiques révélatrices envers leur profession, elles étaient, bien malgré elles, reliées aux actes magiques à cause de leur proximité avec la future mère et le nouveau-né ainsi qu’avec tous les procédés abortifs. Leur relation privilégiée avec la parturiente provoquait une certaine zone grise par rapport au médecin et celui-ci devait s’en remettre complètement aux informations données par les obstétriciennes, ce qui le plaçait dans une position défavorable dans sa propre pratique médicale. Enfin, elles étaient en contact direct avec le pur et l’impur qui se côtoyaient lors d’un accouchement; leur savoir obstétrique les rendait particulièrement suspectes aux yeux des médecins et des hommes en général. Toutefois, elles demeuraient essentielles et influentes à la pratique médicale puisque les médecins, bien que ces derniers aient pu vouloir garder une mainmise sur l’obstétrique, ne touchaient que rarement les parties génitales féminines.
Notes ↑
- [1] Helen King, « Medical Texts as a Source for Women’s History », dans A. Powell (éd.), The Greek World, Londres & New York, Routledge, 1995, p. 199-218. L’historienne précise que même si la majorité des sources littéraires ont été écrites par des hommes, il faut approfondir les recherches sur l’histoire des femmes à travers ce prisme, tout en contextualisant adéquatement chaque texte étudié; il est ainsi possible de retracer l’impact féminin sur ces auteurs et dans la société.
- [2] Christine Dunant, « La magie en Grèce », Bulletin de l’Association Guillaume Budé : Lettre d’humanité, n° 18, 1959, p. 480.
- [3] Hérodote, Histoires, I, 101, (γένος); VIII, 43, 113 F, 191 (sacrifices); I, 140 (rites funéraires); I, 107sq, 120, 128; VII, 19, 37 (interprétation de rêves et d’autres prodiges). Cf. notamment Emile Benvéniste, Les mages dans l’ancien Iran, Paris, Publications de la Société des études iraniennes, 1938.
- [4] Pierre Chantraine, Dictionnaire étymologique de la langue grecque, Paris, 2009, s.v. μάγος.
- [5] Le terme γόης a un sens univoque et péjoratif, davantage relié à la sorcellerie, contrairement au μάγος qui pouvait être perçu positivement. Voir, Fritz Graf, La magie dans l’Antiquité gréco-romaine. Idéologie et pratique, Paris, Les Belles Lettres,1994, p. 35-36. L’auteur affirme qu’il faut en fait nuancer chaque utilisation de ce vocabulaire qui a pu être moins mal perçu que l’on pourrait le croire.
- [6] Voir Pierre Chantraine, op. cit., s.v. φάρμακον.
- [7] Pierre Chantraine le décrit ainsi : « une plante à usage médicinal et magique », ibid.
- [8] Geoffroy Ernest Richard Lloyd, The Revolution of Wisdom, Berkeley-Los Angeles, University of California Press, 1987, p. 13. L’auteur précise que les croyances envers l’intervention divine et l’existence de semi-créatures divines au sein des pratiques médicales humaines étaient très répandues durant la période archaïque.
- [9] Deux corpus distincts sont évocateurs : le traité hippocratique La maladie sacrée et les Lois de Platon. De son côté, l’historien Jacques Jouanna suggère que l’auteur du traité hippocratique ne devait pas être athée puisqu’il accuse les mages de mettre les causes des maladies sur le dos des divinités, mais il spécifie que ces dieux favorisent tout de même la guérison d’une maladie. Hippocrate, La maladie sacrée, trad. J. Jouanna, 2003, p. XXXVIII; Platon, Lois 932e- 933e.
- [10] André Bernand, Sorciers grecs, Paris, Fayard, 1991, p. 296.
- [11] Odette Touchefeu-Meynier, « Ulysse et Circé : notes sur le chant X de l’Odyssée », Revue des Études Anciennes, n° 3-4, 1961, p. 264; Sarah Currie, « Poisonous Women an Unnatural History in Roman Culture », dans M. Wyke (éd.), Parchments of Gender: Deciphering the Bodies in Antiquity, Oxford, Oxford University Press,1998, p. 167; Ménélaos Christopoulos, « Quelques remarques sur Hélène dans l’Odyssée. À la recherche des innovations mythographiques et narratives », Gaia, 2007, p. 109; György Karsai, « La magie dans l‘Odyssée: Circé », dans Prénom Alain Moreau et Jean-Claude Turpin (dir.) La magie. Actes du Colloque international de Montpellier 25-27 mars 1999, tome II,Montpellier, PUM, 2000, p. 185-186. Circé joue un rôle important dans le retour d’Ulysse vers Ithaque, c’est elle qui le garde auprès de lui, lui enlevant tout souvenir de sa patrie, mais c’est également elle qui lui donne des informations importantes pour la suite de son odyssée. Elle est définitivement un personnage ambivalent, mais qui est décrit négativement lorsqu’elle utilise les pharmaka à ses propres fins alors que si c’est Ulysse ou Hermès qui ont recourt à la pharmacologie, elle est décrite comme étant noble. L’Odyssée X, 305.
- [12] Vassiliki Gaggadis-Robin, Jason et Médée sur les sarcophages d’époque impériale, Rome, École française de Rome,1994, p. 2; A. Moreau, « Médée la magicienne au promètheion, un monde de l’entre-deux », dans A. Moreau et J.- C. Turpin (dir.), La magie, tome II, op. cit., p. 263; A. Moreau, Le mythe de Jason et Médée : le va-nu-pied et la sorcière, Paris, Les Belles Lettres 1994, p. 96. Médée est une figure complexe qui évolue particulièrement à travers le temps, elle devient de plus en plus maléfique, même si elle possédait des qualités positives durant la période archaïque, celles-ci se sont effritées pour laisser place aux caractéristiques maléfiques, surtout en lien avec son côté d’empoisonneuse, qui atteint son apogée lors de la période romaine.
- [13] Dina Bacalexi, « Responsabilités féminines : sages-femmes, nourrices et mères chez quelques médecins de l’Antiquité et de la Renaissance », Gesnerus,nº 62, 2005, p. 5.
- [14] PGM LXII. 76-106.
- [15] Nathalie Demand, Birth, Death and Motherhood in Classical Greece, Londres & Baltimore, The Johns Hopkins University Press, 2004, p.60-63. Diverses modalités abortives étaient utilisées durant la période gréco-romaine, allant de la simple abstinence à l’intrusion de pommade à base d’huile au sein du vagin, à l’extraction totale du fœtus après quelques semaines de gestation à l’aide d’outils.
- [16] Ibid., p. 101.
- [17] Helen King, Hippocrate’s Woman: Reading the Female Body in the Ancient Greek, New York, Routledge, 1988,p. 140.
- [18] Jean–Pierre Néraudau, Être enfant à Rome, Paris, Les Belles Lettres, 1984, p. 241.
- [19] Fritz Graf, « Death, Witchcraft, and Divine Vengeance. A Reasoned Epigraphical Catalog », Zeitschrift für Papyrologie und Epigraphik, nº 162, 2007, p. 140.
- [20] Corpus Inscriptionum Latinarum (CIL), VI, 3, 19747, l. 3-5 : « in quartum surgens comprensus deprimor annum […]eripuitmesaga manus crudelis. »
- [21] F. Graf, loc. cit., p. 140.
- [22] CIL III, 2197, l. 13 : Florente aetate depressere veneficae.
- [23] Pline l’Ancien, Histoire naturelle XXVIII, 9 : Capillus puero qui primum decisus est podagrae inpetus dicitur leuare circumligatus, et in totum inpubium inpositus; uirorum quoque capillus canis morsibus medetur ex aceto et capitum uolneribus ex oleo aut T uino; si credimus, ereusolso cruci quartanis, conbustus utique capillus carcinomati. Il est évident que les autres sociétés environnantes du monde gréco-romain ont influencé leur culture médicale, surtout le monde égyptien. Cf. John Bertrand de Cusance Morant Saunders, The Transitions from Ancient Egyptian to Greek Medicine, Lawrence, University of Kansas Press, 1963.
- [24] Horace, EpodesV, 29-40 : abacta nulla Veia conscientia ligonibus duris humum exhauriebat, ingemens laboribus, quo posset infossus puer longo die bis terque mutatae dapis inemori spectaculo, cum promineret ore, quatum exstant aqua suspensa mento corpora : exsecta util medulla et aridum iecur amoris esset poculum, interminato cum semel fixae cibo intabuissent pupulae.
- [25] Pline l’Ancien, Histoire naturelle XXIX, 17 : Quaedam pudenda dictu tanta auctorum adseueratione commendantur ut praeterire fas non sit, siquidem illa concordia rerum aut repugnantia medicinae gignuntur …
- [26] Dina Bacalexi, loc. cit., p. 5; Michael Martin, Sorcières et magiciennes dans le monde gréco-romain, Paris, Le Manuscrit, 2004, p. 505.
- [27] Soranos d’Éphèse, Maladies des femmes, 2. 5 : Κατανοείτω δὲ καὶ πότερον ἢ εἰς ἔθος ἀνατροφὴν ἐστιν ἐπιτήδειον ἢ οὐδαμῶς.
- [28] Nathalie Demand, op. cit., p. 43.
- [29] Sue Blundell, Women in Ancient Greece, Cambridge, Harvard University Press, 1955, p. 111. Blundell avance l’idée que puisque les hommes ont pris le monopole de l’écriture, il est difficile de jauger concrètement l’apport féminin des connaissances médicales. Néanmoins, il est définitif qu’elles possédaient énormément de renseignements dans la vie quotidienne.
- [30] Hippocrate, De la nature de l’enfant 13 :Γυναικὸς οἰκείης μουσοεργὸς ἦν πολύτιμος, παρ´ ἄνδρας φοιτέουσα, ἣν οὐκ ἔδει λαβεῖν ἐν γα στρὶ, ὅκως μὴ ἀτιμοτέρη ἔῃ· ἠκηκόει δὲ ἡ μουσοεργὸς, ὁκοῖα αἱ γυναῖκες λέγουσι πρὸς ἀλλήλας·
- [31] Hippocrate, Chairs 19, VIII, 160. Helen King, rajoute même que les femmes semblent allègrement connaître certains comportements abortifs, op. cit., p. 147. De plus, Michael Martin met de l’avant trois métiers qui étaient la cible d’accusations de magie: les sages-femmes et les nourrices, les prostituées et les cabaretières. op. cit., 2004, p. 505.
- [32] Soranos d’Éphèse, Maladies des femmes I, 3.
- [33] Euripide, Hippolyte, v. 509-511.
- [34] Pline l’Ancien, Histoire naturelle, XXVIII, 70 : Quae ex mulierum corporibus traduntur, ad protentorum miracula accedunt, ut sileamus diuisos membratim in scelera abortus, mensum piacula quaeque alia non obstetrices modo.
- [35] Ce sont les sages-femmes qui ont pour tâche de donner toutes les informations pertinentes sur la naissance du nouveau-né aux médecins, ce qui laisse une certaine distance entre la patiente et le médecin. Dina Bacalexi, loc. cit., p. 10.