Mobiliser l’utopie : le Projet du Siècle vu par ses concepteurs (1971-1975)

MATHIEU ROY
Université du Québec à Montréal

Résumé
Le présent article s’intéresse à la planification initiale de la phase 1 du projet de la Baie-James au regard des ambitions de ses concepteurs. À travers les déclarations des administrateurs du projet et des responsables politiques, nous verrons quelles représentations sociales ont été mobilisées afin de projeter dans le Nord une forme idéale de société, qui prend souvent des airs d’utopie. En plus d’être imputable à la transition que vit le Québec vers la modernité avancée, j’avance que la planification du projet a fortement été teintée par les débats entourant l’utilisation du nucléaire et par de nouvelles théories développementales mises de l’avant par les administrateurs des sociétés d’État de l’époque. En somme, les structures d’aménagement créées pour prendre en charge l’administration territoriale reflètent de nouveaux modes de pensée, en plus de s’inscrire dans un univers métasocial que les administrateurs et responsables politiques reproduisent tout autant qu’ils promeuvent.

Mots-clés

Plan

  1. La Baie-James dans le nouveau contexte énergétique, une planification moderne d’après-guerre ?
  2. Le développement intégré du territoire
  3. Mobiliser une nouvelle représentation du Nord québécois

La période des Trente Glorieuses (1945-1975) a été caractérisée par une forte croissance économique mondiale. Aux quatre coins du globe, des projets majeurs d’exploitation des ressources naturelles liés aux plans industriels ont vu le jour pour combler rapidement cette demande énergétique exponentielle. On n’a qu’à penser au Grand Plan pour la Transformation de la Nature de Staline, au Plan Marshall ou aux travaux entourant le barrage d’Assouan, en Égypte, pour se convaincre de l’ampleur des transformations territoriales et géopolitiques que ces mégaprojets ont laissées au passage. Au Québec, le déploiement, puis la nationalisation de l’industrie hydroélectrique ne sont bien sûr pas étrangers aux changements propres à cette période. Le projet de la Baie-James, vaste entreprise d’aménagement territorial annoncé en 1971 impliquant l’hydroélectricité, les mines, la foresterie, l’érection d’infrastructures civiles majeures et un certain peuplement de la région a jeté les jalons d’une réorganisation prononcée de ce vaste territoire du Nord-du-Québec. Alors peu connue et désintéressée des populations du Sud, la région vivra une nouvelle socialisation sous l’impulsion des structures paraétatiques mandatées pour l’occasion. La nouvelle cohérence offerte au territoire diffère dès lors de celle jadis octroyée par les habitants cris. Cette nouvelle reconfiguration sera notamment l’œuvre de la Société de développement de la Baie-James (SDBJ) et sa filiale énergétique sous le contrôle d’Hydro-Québec, la Société d’énergie de la Baie-James (SEBJ).  

Plusieurs travaux d’historiens et de chercheurs en sciences sociales se sont intéressés aux enjeux découlant de l’aménagement du territoire de la Baie-James ou de l’exploitation des ressources naturelles au Québec. Plusieurs travaux non problématisés comme ceux de Larouche, Hogue et Bolduc[1] ou de Roger Lacasse[2] ont retracé l’historique du projet et placé la réalisation des ouvrages hydroélectriques dans une trame triomphante associée au progrès dans le temps long. Les recherches en histoire régionale ont elles aussi focalisé sur le contexte de création de ce mégacomplexe et leur impact sur le développement des régions[3]. Les travaux de Stéphane Savard sur Hydro-Québec ont quant à eux démontré comment la phase 1 du projet de la Baie-James a contribué à voir émerger l’image d’un Québec moderne, vert et soucieux de l’environnement[4]. Dans l’imaginaire collectif, l’image du Canadien français dominé par la nature a alors cédé le pas au Québécois moderne maitrisant la nature de façon virile, grâce à l’utilisation qui a été faite de la ressource[5]. Robert Gagnon et Yves Gingras ont étudié le discours entourant la discipline scientifique, la nouvelle écologie et l’observation scientifique de la nature dans les projets hydroélectriques de la Baie-James comme produit d’un ensemble de facteurs sociopolitiques[6]. La géographe Caroline Desbiens, pour sa part, s’est intéressée à la nouvelle ontologie de la terre associée au projet, tout comme aux nouvelles formes de savoirs qui ont marginalisé les savoirs traditionnels autochtones au nom du progrès matériel et de la rationalité scientifique[7]. Le récent mémoire de maîtrise en sociologie d’Alexis Castonguay-Laplante est venu ajouter aux recherches de Desbiens en s’intéressant à la réarticulation des rapports de pouvoir associé à l’utilisation du savoir technoscientifique. Cette reconfiguration se rapporte selon lui à la modernité avancée telle que théorisée par James C. Scott[8].

Ainsi, le présent article s’inscrit dans la continuité des travaux entamés par ces chercheurs. Afin de compléter les recherches dument évoquées, nous nous intéresserons à la planification territoriale initialement souhaitée par les administrateurs et responsables politiques[9]. Nous entendons par planification la façon dont ces derniers ont évoqué vouloir organiser le territoire lors des premières années de lancement du projet du siècle, entre 1971 et 1975. De ce fait, nous tenterons de démontrer dans quel contexte métahistorique les décideurs ont placé le projet. Nous entendons par cette expression la façon dont les administrateurs et les responsables politiques ont pensé leur entreprise dans une trame historique comportant des objectifs supérieurs[10]. Ceux-ci ont tout autant été influencés par cette trame qu’ils ont tenté de la reproduire. Nous souhaitons par cette recherche porter un éclairage nouveau sur l’appropriation du territoire par l’État dans le Québec de la Révolution tranquille[11]. Pour y arriver, nous nous pencherons sur les théories développementales et les utopies mises de l’avant par les administrateurs et les responsables politiques, de même que le contexte les ayant engendrées[12]. Afin de rendre compte de ces éléments, nous examinerons les débats énergétiques qui ont mené au choix du projet de la Baie-James, à l’application de la doctrine de développement intégré du territoire mise de l’avant et aux nouvelles représentations du Nord mobilisées dans ce contexte[13].

De surcroit, notre analyse discursive repose essentiellement sur deux grands fonds d’archives soit, celui de la SDBJ, à Matagami et de la SEBJ, à Montréal. Ces fonds comprennent notamment les conférences prononcées par les administrateurs de la SDBJ et les rapports annuels de l’organisme. Nous userons également des débats de l’Assemblée nationale à propos du projet de loi 50 sur la création de la SDBJ et du premier des trois ouvrages sur le sujet rédigé par Robert Bourassa, La Baie-James[14].

1. La Baie-James dans le nouveau contexte énergétique, une planification moderne d’après-guerre ?

Lorsque le gouvernement Bourassa annonce en 1971 son intention d’aller de l’avant avec son projet de mégacomplexe hydroélectrique, des critiques se font déjà entendre. En effet, certains remettent d’ores et déjà en question le choix du gouvernement québécois de miser sur une stratégie énergétique centrée sur l’hydroélectricité[15]. Pour Bourassa et les administrateurs d’Hydro-Québec de l’époque, le gouvernement n’a pas le choix au début des années 1970 d’aller de l’avant avec ce vaste projet énergétique considérant la hausse énergétique trop fulgurante[16].

En annonçant le projet du siècle, le gouvernement fait rapidement face à des critiques quant à sa rentabilité et au manque de considération envers l’option nucléaire. Ces plaintes sont à maintes reprises exprimées par les partis d’opposition de l’Assemblée nationale au cours des débats sur le projet de la loi 50. À cet égard, Gabriel Loubier, alors chef de l’Union nationale (UN), évoque des rapports de la Shawinigan Water and Power de 1964et d’Hydro-Québec de 1967 pour convaincre ses pairs du cout nettement plus avantageux d’une stratégie misant sur le nucléaire[17]. Le Parti québécois (PQ), également dans l’opposition, argüe que d’autres sources d’énergie valent la peine d’être considérées et seraient préférables à l’exploitation hydroélectrique de la Baie-James[18]. Afin de justifier d’aller de l’avant avec l’exploitation hydroélectrique, les administrateurs d’Hydro-Québec évoquent en commission parlementaire les dépassements de couts du nucléaire aux États-Unis, l’absence de savoir-faire, d’études faites au Québec dans le domaine et les avantages du complexe sur le long terme. En complément, la rareté du combustible, le manque d’eau lourde et la durée de vie des installations sont mentionnés par les dirigeants d’Hydro-Québec pour convaincre les députés de l’Assemblée nationale de la supériorité de l’hydroélectricité sur les autres formes d’énergie[19].

Comme l’a démontré l’historien Stéphane Savard, l’énergie nucléaire a été associée de manière assez unanime dans les années 1960 à des valeurs de modernité technologique. Pour l’historien, la filière atomique est associée à un « positivisme » et un « enthousiasme technologique »[20]. Dans cette optique, certains représentants politiques conçoivent le nucléaire comme une autre source de modernité pour le Québec au même titre que la ressource hydroélectrique[21]. Les querelles entourant la voie à suivre pour répondre aux besoins énergétiques dans les années 1970 ont fait place à une accentuation des conflits politiques autour de la ressource, ce dont témoignent les débats sur le projet de la Baie-James[22].

Une fois la loi sur le développement de la Baie-James adoptée à l’été 1971, les porte-paroles de la SDBJ s’adressent à maintes reprises aux chambres de commerce, associations professionnelles, étudiantes ou d’investisseurs pour présenter le projet. Ceux-ci continuent de le dépeindre comme un choix à privilégier sur le nucléaire. De même, les administrateurs en profitent pour vanter les avantages économiques auprès du public, qu’ils tentent de rallier à une proposition contestée dans la sphère publique. Ces prises de paroles permettent aux dirigeants de préciser ce qu’ils voient comme étant le rôle de leur institution, de même que la vision de la modernité et de l’économie dans laquelle elle s’ancre. En 1973, Fred Ernst, alors vice-président de la SDBJ, affirme lors d’une allocution concevoir le rôle de la SDBJ comme celui d’un incitateur économique s’occupant les dépenses que les autres secteurs ne souhaitent guère assumer[23]. Ernst considère son institution, en somme, comme des coordonnateurs du développement qui ne se substituent pas au gouvernement ou au privé[24]. Pour le vice-président, les retombées en emploi en taxes et l’effet multiplicateur keynésien permettront au final « la relance économique et sociale du Québec »[25]. Les nombreux investissements vont, selon lui, permettre le déploiement de tout un réseau d’infrastructures, en plus de partenariats dans d’autres domaines comme les mines, la foresterie, la chasse, la pêche, le tourisme et les communautés autochtones[26]. De même, on justifie le choix du projet par la demande en énergie qui double au Québec tous les neuf ans[27]. Le discours économique qu’Ernst soutient dans cette conférence réapparaît fréquemment dans les autres prises de parole du gouvernement Bourassa ou des administrateurs du projet. En plus de valoriser l’hydroélectricité comme une forme d’énergie plus économiquement et environnementalement rentable que le nucléaire, les administrateurs affirment œuvrer pour une institution dont l’approche keynésienne a comme objectif de mener à la relance économique et sociale du Québec.

Afin que le méga complexe hydroélectrique de la Baie-James amène le Québec vers sa relance tant escomptée, les administrateurs de la SDBJ en appellent à un projet basé sur la planification rationnelle, l’ordre et la rationalité scientifique. À cet effet, les multiples prises de paroles des administrateurs de la SDBJ sont encore ici une source d’informations pertinentes. Ces derniers en appellent régulièrement à la science et à la technologie comme outils de planification et de salut économique des Québécois. Le président de la SDBJ, Pierre Nadeau, devant les étudiants du cégep de Jonquière en 1972, affirme dans un segment sur la philosophie de base du projet :

Mais alors que, dans le passé, chacun s’installait et tirait laborieusement du sol, nourriture et minerais, sans coordination et sans plans, le territoire de la Baie-James constituera un exemple d’exploitation rationnelle, prudente, scientifique. […] Aujourd’hui toutefois, la conscience universelle comprend qu’il faut exploiter sans détruire et que l’action de l’homme doit être en même temps la consolidation d’un équilibre écologique.[28]

#L’idée de rupture avec un développement désorganisé est bien présente dans les propos de Nadeau, tout comme l’idée que la technoscience[29] permettra une exploitation rationnelle, c’est-à-dire sans endommager l’équilibre écologique. Cette référence au caractère universel de l’action des planificateurs indique en effet que celle-ci s’ancre dans un changement de paradigme beaucoup plus large. Lors d’une autre prise de parole, cette fois-ci en 1974, Fred Ernst aborde les changements dans l’histoire économique récente du Québec devant le cercle des Alumni de la fondation universitaire, à Bruxelles : 

L’enseignement traditionnel s’est transformé. Aujourd’hui, il accorde la priorité au scientifique, à l’économique, au technique. Beaucoup plus de jeunes se tournent vers les sciences pures, ou appliquées, et vers les études commerciales. Le Québec cherche à se donner les savants, les administrateurs, les gestionnaires et les techniciens qui lui ont manqué dans le passé.[30]

L’idée de rupture avec le passé teinte ici fortement les propos du vice-président de la SDBJ. En abordant la montée de la discipline scientifique et la montée des professions se voulant rationalistes comme les techniciens, savants et administrateurs, Ernst décrit la transition s’opérant au Québec vers la modernité avancée, telle que définie par l’anthropologue James C. Scott. Ce dernier définit cette idéologie comme une forte croyance envers le progrès scientifique et technologique, l’expansion de la production, la satisfaction croissante des besoins humains et la planification rationnelle de l’ordre social en fonction du progrès de la science[31]. En référant à la technoscience comme outil optimiste de prise de décision au cœur de la réflexion planificatrice lors de leurs prises de paroles, les dirigeants de la société d’État placent leurs propres actions dans cette nouvelle forme de la modernité promue par la haute fonction publique dès les années 1960. La planification s’avère, dans cet ordre d’idées, une activité hautement politique, qui s’accompagne à cette pensée considérant la science et la technologie comme seuls outils légitimes de gestion. Les métiers auxquels Ernst se réfère dans sa citation, soit des professions rationalistes, sont ceux qui portent cette vision du rôle de l’État[32]. Comme l’a étalé Alexis Castonguay-Laplante dans ses recherches, le processus de redéploiement du pouvoir de l’État moderne est basé sur une reconfiguration du rapport pouvoir-savoir, qui a bien sûr eu des répercussions sur la gestion des projets hydroélectriques[33]. Ce passage initié à la fin du XIXe siècle de l’État prémoderne, dont la conception divine du savoir reste une composante majeure, vers un État moderne basé sur une sécularisation du savoir menant à la rationalisation de l’industrie des ressources naturelles a été étalé par l’historien de l’environnement Stéphane Castonguay[34]. Ce domaine d’intervention croissant de l’État au XXe siècle voit ainsi une rationalisation scientifique graduelle changeant le rapport au territoire et aux objectifs de planification. Ainsi, le projet politique de la Baie-James ne peut être compris en dehors du paradigme scientifique issu de la modernité, car c’est ce dernier qui lui permet de se déployer[35]. À cet égard, la forte croyance en la technoscience comme outil de rationalité au centre de la planification territoriale doit être vue comme un comportement inhérent à la modernité avancée, telle que théorisée par James C. Scott [36].

Ce faisant, c’est au sein de ce contexte particulier que se déploient les finalités, objectifs et valeurs énoncés par les administrateurs du projet lorsqu’il est question de sa planification. Robert Bourassa en témoigne lorsqu’il affirme, à propos de la création de la SDBJ en Chambre :

Nous proposons donc à l’Assemblée nationale une loi visant à créer une société investie de pouvoirs étatiques et qui possède la souplesse de gestion que l’on reconnait à d’autres agents de la vie économique. On lui confiera la responsabilité de planifier l’usage, la sauvegarde et le développement rationnel des ressources naturelles du bassin de la Baie-James, pour le progrès économique et social de tout le Nord-Ouest, région jusqu’ici trop souvent négligée par les gouvernants.[37]

Cette forme de croyance en la technoscience comme outil de gestion influe ainsi sur les quatre dimensions de la planification territoriale, soit : la vision globale, le cadre d’orientation, les dynamiques d’interactions et les prises de décisions opérationnelles au sein de la SDBJ[38].

2. Le développement intégré du territoire

Dès que le projet est annoncé par le gouvernement Bourassa, ce dernier affirme vouloir en faire une initiative de développement intégré du territoire. Ce concept réfère à une forme de développement s’appuyant sur de multiples secteurs d’activités afin de favoriser un développement total du territoire ne s’appuyant pas sur un seul domaine ou une seule ressource. Le développement intégré désigne une approche généralement associée à l’intégration plurirégionale, la cohésion entre les secteurs, les facteurs de développement et le rassemblement des unités[39]. On souhaite ainsi utiliser l’hydroélectricité comme levier afin de favoriser l’émergence des autres secteurs d’activités. À cet effet, le premier ministre du Québec déclare en Chambre en juillet 1971 lors du débat sur le projet de loi 50 :

Car le projet de la Baie-James est plus qu’un projet purement hydroélectrique ; il touche un vaste domaine : exploitation forestière, reboisement, développement minier, découvertes pétrolifères possibles, ouverture d’un vaste territoire à la pêche, au tourisme et la récréation des années soixante-dix et quatre-vingt et, ne l’oublions pas, un développement industriel considérable à moyen terme qui saura profiter non seulement aux citoyens du Nord-Ouest québécois, mais à toutes les régions[40]

Dans les yeux du chef du Parti libéral du Québec (PLQ), le développement de la Baie-James dépasse de loin le simple cadre hydroélectrique. En plus des multiples secteurs économiques qui s’y développeraient parallèlement, celui-ci affirme vouloir l’émergence d’un secteur secondaire via des industries et un secteur tertiaire par le tourisme. Cette proposition détonne par rapport aux projets d’exploitation des ressources naturelles du Nord au cours de la même période. Ceux-ci étaient surtout axés sur l’exploitation unique d’une ressource sans projet d’exploitation totale des richesses du territoire, ni volonté de faire émerger des industries de transformation ou un secteur culturel. Cette façon d’envisager le Nord se retrouve ainsi en rupture avec la façon dont les gouvernements précédents l’envisageaient. 

Plutôt que de voir le Nord comme un territoire uniquement orienté pour tirer des profits vers le Sud de façon circonscrite, cette proposition place le Nord dans une entreprise de développement à long terme et d’occupation permanente. Notons qu’il s’agit d’une vision s’apparentant aux plans d’aménagement mis de l’avant par le gouvernement de Maurice Duplessis dans les années 1950, lesquels misaient sur Hydro-Québec pour faciliter l’industrialisation des régions septentrionales du Québec[41]. Les plans d’aménagement étatiques des années 1960 ont, quant à eux, été marqués par une propension à miser sur la consolidation économique des pôles urbains du Sud[42]. Par le passé, aucune structure paraétatique n’avait néanmoins été créée pour un aménagement global du territoire aussi poussé que celui confié à la SDBJ. En parlant de la nature même du projet devant l’Assemblée nationale en 1971, le premier ministre du Québec, et plus ardent promoteur du projet dans l’espace public, renchérit : « C’est la nature même du projet, les impératifs de la planification et du développement global du territoire qui imposent la nécessité d’une structure de gestion munie de l’autorité et des pouvoirs indispensables à la réalisation de cet immense projet »[43] . L’homme politique laisse ici peu de place à l’ambigüité dans l’orientation à l’égard de ses buts. Dans son premier livre sur la Baie-James, Robert Bourassa explique que la nature même de la création d’une nouvelle structure pour en gérer l’aboutissement dépend de cet idéal de « prolongation des effets sur le territoire »[44]. Cette vision d’un organisme coordonnateur et incitateur au développement est abondamment présente dans les prises de paroles et débats parlementaires, surtout lorsqu’on compare la SDBJ à la Tennessee Valley Authority (TVA)[45]. Tout comme le projet de la TVA, celui de la Baie-James, coordonné par la SDBJ doit, pour Bourassa, être « le fer de lance de sa nouvelle économie et de la place qu’il doit occuper dans la Confédération canadienne et en Amérique du Nord » [46]. L’économiste affirme qu’une ambition aussi grande ne peut se faire avec les méthodes d’autrefois. Le nouveau cadre administratif qui traduit à ses yeux cet objectif se doit de le faire en minimisant les couts, en maximisant les profits et l’efficacité pour le bien de l’ensemble de la collectivité[47].

Cette référence fréquente aux structures de la TVA mérite qu’on y porte attention. Au fil du temps, la société d’État américaine s’est imposée comme un symbole de modèle administratif positif, d’une action gouvernementale bénéfique pour le bien commun. C’est surtout comme symbole progressiste que la TVA tire sa puissance symbolique, excite les allégeances et les prises de positions[48]. Tout comme cette structure hiérarchisée à grande échelle, la SDBJ vise la centralisation dans tous les domaines de l’organisation humaine afin de faire croitre les responsabilités du gouvernement national aux dépens d’initiatives locales ou individuelles. Les différentes initiatives de développement territorial deviennent, entre les mains de cette structure, des objets de manipulation bureaucratique d’un organisme chargé de voir sa mission comme un tout. La référence à la TVA permet de se comparer à une structure administrative autonome qui détient le pouvoir gouvernemental sans mettre de côté l’initiative et la flexibilité de l’entreprise privée[49]. Comme cette dernière est également considérée comme un modèle de gestion participative à l’écoute des différents acteurs touchés par son action, cette filiation permet aux planificateurs de promouvoir à la fois une gestion saine et le même idéal de développement intégré du territoire.

Lors de leurs prises de parole publiques, les administrateurs de la SDBJ font valoir leur plan et leur idéal de planification intégrée. Sans surprise, la pierre angulaire du projet demeure les initiatives d’exploitation des rivières du territoire. Lorsque l’intention d’exploiter les rivières est annoncée, les administrateurs ne savent guère s’ils vont commencer par les rivières du nord ou du sud de la région du Moyen Nord. Le vice-président affirme avoir pris en compte l’optimisation économique du projet hydroélectrique, les conséquences sur l’écologie de la région, et les conséquences sur l’exploitation forestière et minière avant d’arrêter le choix de la phase 1 sur La Grande Rivière[50]. Parmi les différents secteurs d’exploitation évoqués, celui des mines fait l’objet d’une grande attention de la part des administrateurs en raison de son attrait économique. Cette ressource peut, selon ces derniers, favoriser la création de nouvelles villes[51]. Parmi les richesses minières du territoire, on compte notamment du zinc, du nickel, de l’amiante, de l’or, de l’argent et de l’uranium[52]. Après l’arrivée des premières voies de communication, on procède à l’inventaire systématique des richesses du sous-sol afin d’en connaitre le potentiel[53].

Dans ce même ordre d’idées, le secteur de la foresterie fait aussi l’objet de beaucoup d’attention de la part des administrateurs qui le considère comme un autre secteur prometteur. Ceux-ci souhaitent stabiliser les approvisionnements pour les exploitations de pâtes et papiers et de sciage déjà implantées dans le sud du territoire et favoriser prioritairement la coupe des zones qui seront inondées[54]. Afin de garantir l’accès aux diverses ressources, le développement intégré du territoire comprend la conception et l’organisation d’un réseau de transport. Le transport aérien, ferroviaire, portuaire et routier est évoqué au cours des premières années du projet pour garantir la pénétration du territoire[55]. De même, la centralisation de la conception, réalisation et organisation d’un réseau de communications afin de prévoir l’opérationnalisation des travaux et l’approvisionnement en produits industriels, pétroliers et matériaux de construction est comprise dans cette vision du développement intégré[56].

Au cours de cette période de conception du projet, les administrateurs expriment à maintes reprises leur volonté de voir s’installer des industries pour contribuer à l’émergence d’un secteur secondaire. Bien que certains opposants au projet la jugent irréaliste, cette voie continue d’être bien présente dans le discours des administrateurs au moins jusqu’à la moitié des années 1970[57]. Cette orientation se retrouve cristallisée dans le projet de loi 50 sur le développement de la région de la Baie-James qui définit l’une des cinq responsabilités de la SDBJ comme suit : « La promotion des activités économiques et industrielles, particulièrement dans le secteur des mines, des forêts et du tourisme » [58]. La stratégie est alors de miser sur la forte production énergétique pour attirer des industries énergivores sur le territoire qui, à leur tour, créeront des emplois permanents[59]. Pour le vice-président de la SDBJ : « Notre Société doit embrasser le projet dans son ensemble plutôt que sous le seul domaine de l’énergie »[60]. En complémentarité avec la création d’un secteur industriel, les administrateurs du territoire souhaitent un secteur touristique organisé et attirant afin de développer une industrie culturelle. Ce rôle de promoteur se retrouve aux côtés de quatre autres; 1) concevoir, réaliser et organiser un réseau intégré de transports et de communications en tirant le meilleur parti des retombées économiques; 2) de planifier le développement humain du territoire, pendant et après la réalisation des aménagements hydroélectriques; 3) de protéger l’environnement et 4) gérer le territoire constitué en municipalité[61].

3. Mobiliser une nouvelle représentation du Nord québécois

Au cours des premières années de planification, les administrateurs de la SDBJ ont représenté le Nord comme un territoire renouvelé, porteur d’émancipation et d’une transition vers un nouveau régime. Ceux-ci ont fait la promotion d’une nouvelle vision de la nordicité, c’est-à-dire la « référence à l’état perçu, réel, vécu et même inventé » du Nord, telle qu’avancée par le spécialiste Louis-Edmond Hamelin[62]. En outre, l’idée de développement intégré du territoire s’accompagne en amont d’une nouvelle façon d’intégrer, gérer et vivre dans le Nord québécois. La région géographique est désormais représentée comme étant porteuse d’un nouveau régime politique et social s’inscrivant dans les changements institutionnels touchant l’ensemble de la société québécoise. Les discours mis de l’avant par les représentants des États sur la modernité avancée ont en commun de se placer dans une trame héroïque où l’État progresse vers un futur totalement novateur, voire utopique[63]. Les promoteurs du projet de la Baie-James n’y font guère exception. Ces derniers voient dans son développement un gage de l’émancipation économique du Québec, de son accession au stade de société moderne et, par extension, garante de son avenir.

En 1975, devant des étudiants du HEC, Fred Ernst qui agit toujours comme vice-président de la SDBJ, affirme que si ce projet de développement intégré arrivait à s’implanter, il ferait du Québec l’une « des régions les plus prospères au monde »[64]. Le représentant du gouvernement voit cette ambition comme une façon d’amener les Québécois à rattraper les « standards de vie de leurs voisins »[65]. Celui-ci affirme voir dans le projet la construction sur une terre vierge d’infrastructures dignes « d’une région industrielle »[66]. On peut voir se dessiner dans ces propos la prétention des tenants du projet à croire au déploiement des grands projets technologiques pour assurer la prospérité, le bienêtre et l’émancipation collective. L’administrateur compare également l’envergure de la phase 1 à d’autres mégaprojets d’infrastructures représentatifs de ce courant, comme le canal de Suez ou le tunnel de la Manche[67]. Dans ce même ordre d’idées, alors qu’il est en mission économique en Belgique, le porte-parole de la SDBJ va jusqu’à situer le projet de la Baie-James, dans une échelle s’apparentant au débarquement sur la lune : « Je vous ai parlé d’un projet de génie civil et électrique dont l’ampleur et le cout se comparent à n’importe quel autre projet dans l’histoire, sauf le débarquement sur la lune »[68]. Le président de la SDBJ, devant la Délégation générale du Québec en France, avance qu’il s’agit de l’un des « projets les plus audacieux jamais entrepris dans le monde »[69]. Cette comparaison permet de normaliser le projet de la Baie-James et l’orientation que le Québec prend à la même époque en démontrant qu’il s’inscrit dans les mêmes transformations qu’ailleurs en Occident. Elle permet de démontrer que le Québec a un cheminement « normal » et qu’il agit selon l’air du temps. À cet effet, lors d’une autre prise de parole, Fred Ernst renchérit et affirme en parlant du projet : « Tout ceci conçu, étudié, et déjà en voie de réalisation, par un peuple de seulement 6 millions d’hommes que l’histoire du développement économique et industriel semblait, il y a 25 ans, avoir “laissé de côté” »[70].  

On sent dans cet extrait que le bon sens de l’histoire est associé au développement économique et industriel. Le Québec, selon l’orateur, est en voie de s’insérer dans cette téléologie. Le mégacomplexe hydroélectrique de la Baie-James et le développement des autres secteurs du territoire sont ainsi proposés comme des éléments permettant de pallier à l’écart de l’histoire mentionné par Ernst. La vision de l’administration mise de l’avant se retrouve en rupture avec une vision passée qui agit comme un repoussoir, dont il faut se départir afin de faire progresser la société. Conformément à la représentation d’une société moderne et tournée vers le progrès économique et industriel, le vice-président qualifie la Baie-James de « pays des possibles », au même titre que l’Amérique du Sud est « le pays de demain ». Selon lui, à la Baie-James, « Tout y est possible et le sera longtemps » [71]. Jacques Gauthier, du département des relations publiques de la SDBJ, affirme devant la Caisse d’entraide économique de Roberval et Saint-Félicien que « l’avenir économique du Québec en dépend »[72]. Dans la dernière phrase de son premier ouvrage, Bourassa abonde dans le même sens en concluant que : « La Baie-James, c’est la jeunesse à la conquête de son avenir »[73], inscrivant le projet dans une trame de nouveauté et de conquête d’un nouvel espace. Alors qu’il présente le projet de loi, le premier ministre soutient : « nous sommes fiers de présenter un tel projet de loi, parce que nous sommes conscients que la réussite de ce projet de loi coïncide avec l’avenir du Québec »[74]. L’amalgame entre la réussite du Québec passant par un projet moderne et novateur semble assez unanime chez les administrateurs et responsables politiques prenant la parole publiquement. 

Cette vision du Nord comme s’intégrant pleinement au destin de la société québécoise dans une aventure moderne se conjugue à une nouvelle représentation de la vie et de l’habitation du Nord. Pierre Nadeau évoque en 1972 à quelques reprises la possibilité de créer une éventuelle filiale de la SDBJ pour gérer la création de centres urbains et le développement culturel[75]. Dans ce même ordre d’idées, lors des débats parlementaires sur le projet de loi 50, le député libéral d’Arthabaska et ministre des Richesses naturelles Jean-Gilles Massé affirme : 

L’une des grandes préoccupations communes au ministère des Richesses naturelles et aux autres ministères des Ressources ayant à mettre en valeur des richesses essentielles épuisables comme les mines, les forêts ou le gibier, est en effet d’éviter l’apparition de villes fantômes ou d’activités sans lendemain qui laisseraient des plaies inguérissables comme le chômage ou un territoire dévasté par une exploitation irrationnelle de ses richesses.[76]

En plus de refléter l’idée selon laquelle le développement doit se faire de manière ordonnée, le défenseur du projet associe les activités sans lendemain et les villes temporaires à un régime néfaste pour les populations nordiques. Ce faisant, il s’inscrit dans le même sens que le nouveau régime promut par les administrateurs de la SDBJ, tout en affirmant qu’il s’agit d’une préoccupation commune aux divers ministères.

Le vice-président de la SDBJ va, quant à lui, qualifier le développement humain sur le territoire « d’intérêt vital »[77]. Tout en défendant de ne pas être un marchand d’illusions et de faire preuve de réalisme, l’ingénieur de formation affirme vouloir mettre de l’avant des villes au caractère permanent et « peut-être de conception avant-gardiste où la vie serait intéressante, plutôt que de traditionnels camps de travailleurs où la vie n’est que temporaire »[78]. Ce dernier souhaite que cette organisation des villes soit le « prélude d’un nouveau style de vie qui serait caractéristique du territoire »[79].Il renchérit en annonçant que des études sur des villes adaptées aux conditions de vie du territoire en collaboration avec des firmes d’ingénieurs et le Ministère fédéral des Affaires urbaines ont été entamées.Le conférencier poursuit en parlant de façon idyllique du type d’organisation des villes qui pourrait être déployé au Nord :

La population de la ville serait jeune et pourrait déterminer ses désirs et le genre d’existence. La structure de la ville pourrait être hautement démocratique. La vie pourrait y être un mélange de travail rude et de relaxation appropriée. On pourrait avoir un régime de travail spécial 10 jours-5 de congés ce qui permettrait les évasions dans le territoire et de courts séjours dans le Sud. Avec le froid il faudrait s’adapter. Certains sports pourraient être en vogue dans la région. Les équipements sportifs pourraient être détenus par la collectivité plutôt que les individus.[80]

On remarque, dans son intervention, une volonté claire et assumée d’organiser les villes du territoire de manière différente de celle jusqu’alors mise de l’avant où la vie nordique était représentée comme rude et temporaire. Lorsqu’on met cette représentation en contraste avec les structures créées pour l’occasion, il est toutefois difficile de ne pas voir dans cette vision d’une ville hautement démocratique, où les citoyens déterminent leurs désirs et leur genre d’existence, une contradiction avec la création de la Municipalité de la Baie-James. Cette instance relevant de la SDBJ gère l’ensemble du territoire en une seule municipalité à partir de Montréal, à des centaines de kilomètres de là. L’administrateur renchérit :

On pourrait considérer certaines caractéristiques de la vie indienne par exemple la flexibilité dans les heures de travail sans pour autant affecter le rendement ou encore des équipes de travail où les rôles soient interchangeables et les responsabilités soient réparties selon ces conditions particulières. Il faut penser un nombre restreint de jeunes pour la vie dans ce territoire et trouver dans les universités ou ailleurs les candidats intéressés à qui on va offrir cette expérience.[81]

Le mode de vie promu dans ces futures communautés poursuit la trajectoire vers une société de loisir et de plaisance apportée par les Trente Glorieuses[82]. On propose aux futurs ingénieurs une vision du travail et de la vie nordique qui serait innovatrice, plus compréhensive de leur réalité et mettant de l’avant des conditions de travail avantageuses. Cette évocation se trouve encore une fois en rupture avec la manière dont la vie nordique est alors représentée au sein de la société. Au cours de cette même prise de parole, l’ingénieur cite l’ouvrage de sociologie-fiction du futurologue Alvin Toffler, Le Choc du futur, démontrant qu’il donne une large place à l’innovation et à la nouveauté dans sa planification du projet. Pour le conférencier, il faut comme l’avance Toffler, profiter de la volonté d’expérimenter des utopistes en les encourageant par « des subsides, la tolérance [et] le respect » [83] […]« car peut-être avons-nous l’occasion de prendre de tels risques sur le territoire de la Baie-James » [84].

Certes, ces idées d’organisation de la ville de Radisson, ou des municipalités, ne seront jamais appliquées au cours de la décennie et seront reléguées au stade d’utopies. Toutefois, cette représentation en dit long sur le mode de vie qu’on tente de projeter dans l’arrière-pays. Notons également que les administrateurs adoptent une posture d’invisibilisation des Premières Nations, dont la participation et l’accord pour le projet ne sont pas discutés. Ceux-ci se projettent ainsi sur le territoire comme s’il s’agissait d’un territoire vierge, sans formes préexistantes de socialisation[85]. Le gouvernement québécois et la SDBJ se verront obligés de changer cette posture suite au jugement Malouf, en 1973, qui mènera à l’adoption de la Convention de la Baie-James et du Nord québécois en 1975.

Cette nouvelle façon d’envisager la planification du Nord, chez les décideurs, contribue de manière inaliénable à alimenter la création du nouvel espace territorial naissant à la Baie-James. Celle-ci offre un objectif mobilisateur, jumelé à une dimension transcendante au territoire pour faciliter l’achèvement des objectifs de planification. Les dirigeants de la régie gouvernementale et les responsables politiques voient en ce nouveau régime une possibilité d’établissement et de développement permanent s’inscrivant dans la longue durée. Ce développement aurait pour effet de rattacher un espace autrefois désintéressé des populations du sud à l’ensemble de la société québécoise. La référence à cette forme d’utopie développementale tend à démontrer un discours qui ne conçoit plus le Nord comme étant un territoire uniquement orienté vers les intérêts des grands centres, mais plutôt un espace ayant des dynamiques et intérêts qui lui sont propres. Bien que cet idéal ne perdure pas au cours de la décennie 1970 lorsque les dirigeants matérialisent leur pensée, il nous permet de retracer l’univers métahistorique au sein duquel ils se projettent.

Conclusion

En somme, l’étude des représentations évoquées lors de la phase initiale du projet du siècle par ses promoteurs nous offre de riches pistes de réflexion. Celles-ci portent notamment sur la portée sociale octroyée aux projets d’exploitation des ressources naturelles dans le Québec de la Révolution tranquille. Cette étude nous démontre comment l’utilisation d’une nouvelle vision de la nordicité est mobilisée pour promouvoir un plan d’aménagement de l’espace en rupture avec ce qui l’a précédé. L’analyse du discours des concepteurs et administrateurs du projet du siècle nous permet de mieux comprendre le comportement de la nouvelle classe d’experts et de technocrates qui prend de l’ampleur depuis les années 1960. Composée d’hommes maitrisant de nouveaux savoirs techniques et scientifiques, issus principalement des milieux de l’ingénierie et de la gestion, cette équipe de spécialistes voit dans le projet de la Baie-James une opportunité d’expérimenter des utopies et de mettre en application de nouvelles théories développementales. Nos travaux suggèrent que leur vision du monde ancre leurs actions et prises de décisions dans une trame narrative orientée vers le progrès, la production et le développement, qui agit comme le nouvel horizon métasocial à atteindre. Les représentations sociales étalées dans cet article suggèrent à cet effet que les nouvelles structures qui s’implantent contribuent à orienter différemment la participation des habitants du territoire aux œuvres collectives. Pour faire suite à cette réflexion, une analyse des modifications territoriales, environnementales, sociales, interethniques et institutionnelles entreprises par les administrateurs de la SDBJ s’impose. Enfin, ces représentations utopiques et glorieuses du projet méritent désormais d’être mises en relation avec la réalité du développement afin d’examiner comment les administrateurs sont passés de l’utopie à l’application d’idéologies.


Notes

  • [1] André Bolduc, Clarence Hogue et Daniel Larouche, Québec un siècle d’électricité, Montréal, Libre Expression, 1979, 405 p. 
  • [2] Roger Lacasse, Baie James une épopée; L’extraordinaire aventure des derniers des pionniers, Montréal, Libre Expression, 1983, 653 p. 
  • [3] Par exemple, voir : Réjean Girard (dir.), Histoire du Nord-du-Québec, Québec, Presses de l’Université Laval, 2012, 560 p.
  • [4] Stéphane Savard, Hydro-Québec et l’État québécois, 1944-2005, Québec, Septentrion, 2013, 435 p.  
  • [5] Ibid., p. 97 à 103 et 197-198
  • [6] Robert Gagnon et Yves Gingras, « La Baie James: De territoire à laboratoire », Bulletin d’histoire politique, vol. 7, no 3, printemps 1999, p. 67-78
  • [7] Caroline Desbiens, Puissance Nord; territoire, identité et culture de l’hydroélectricité au Québec, Québec, Presse de l’Université Laval, 2014, 318 p.  Sur les rapports de force avec les autochtones, voir également Martin Thibault et Steven Hoffman (dir.), Power Struggles; Hydro development and first nations in Manitoba and Quebec, Winnipeg, University of Manitoba Press, 2008, 334 p. et Stéphane Savard, « Les communautés autochtones du Québec et le développement hydroélectrique : Un rapport de force avec l’État, de 1944 à aujourd’hui », Recherches amérindiennes au Québec, vol. 39, no. 1-2, 2009, p. 47-60.
  • [8] Alexis Castonguay-Laplante, « Savoir et pouvoir au confluent du discours, des pratiques et de la matérialité : le développement du potentiel hydro-électrique et le processus de modernisation de l’État du Québec », mémoire de M.A. (sociologie), Université du Québec à Montréal, 2019, p. 41 et voir James C. Scott, Seeing like a state; How certains schemes to improve human condition have failed, Londres, Yale University Press, 1999, 464 p.
  • [9] Les « responsables » ou « représentants » politiques forment l’ensemble de la classe de dirigeants qui contribue à la planification du projet. Le premier ministre, les élus à la tête de ministères et les députés du parti au pouvoir en font partie. En revanche, nous entendons par le qualificatif d’« administrateurs » les membres du CA, les présidents des instances de la SDBJ et les hauts dirigeants directement engagés dans la création, puis la gestion de la société d’État et de ses organes. Il s’agit des acteurs qui ont planifié le projet, l’ont mené à terme et en ont traduit la vision étatique. À ses débuts, la SDBJ est dirigée par Pierre Nadeau, économiste de formation, qui cède son poste un an plus tard à Charles Boulva, qui pratique la profession d’ingénieur. Les autres figures marquantes siégeant au CA de la SDBJ sont issues en majorité du domaine de l’ingénierie, dont Fred H. Ernst, qui prendra beaucoup de place dans la gestion de l’organisme.
  • [10] Pour le sociologue Fernand Dumont, ce contexte métahistorique se définit à travers le prisme du développement et du progrès, qui servent de cadre interprétatif aux phénomènes d’urbanisation et d’industrialisation. Fernand Dumont, Le Sort de la culture, Montréal, L’Hexagone, 1987, p. 22 à 36
  • [11] Pour un aperçu de cette question, voir l’introduction de Harold Bérubé et Stéphane Savard (dir.), Pouvoir et territoire au Québec depuis 1850, Septentrion, Québec, 2017, p. 9-22, ainsi que Alain-G. Gagnon et Alain Noël (dir.), L’espace québécois, Montréal, Québec Amérique, 1995, 305 p.
  • [12] Ces utopies renvoient aux représentations idéales que ce sont fait les acteurs de projet. Les théories développementales, pour leur part, réfèrent aux nouveaux schèmes d’organisations mobilisés par les acteurs identifiés.
  • [13] Nous entendons par représentations « l’ensemble des croyances, des connaissances et des opinions qui sont produites et partagées par les individus d’un même groupe, à l’égard d’un objet social donné ». Dans ce cas-ci, des administrateurs et responsables politiques vis-à-vis du projet. Christian Guimelli, La pensée sociale, Paris, Presses universitaires de France, collection Que sais-je?, 1999, p. 63
  • [14] Robert Bourassa, La Baie-James, Montréal, Éditions du jour, 1973, 139 p.
  • [15] Les débats sur le projet de la Baie-James en sont un bon exemple. Voir : Assemblée nationale du Québec, 29e législature, 2e session, le mardi 4 mai 1971 – Vol. 11 N° 32, questions et réponses-Études du projet de loi de la Baie-James en Commission.
  • [16] Assemblée nationale du Québec, 29e législature, 2e session, le mardi 4 mai 1971 – Vol. 11 N° 32, questions et réponses-Études du projet de loi de la Baie-James en Commission.
  • [17] Assemblée nationale du Québec, 29e législature, 2e session, le mercredi 7 juillet 1971 – Vol. 11 N° 70, Projet de loi no 50. Deuxième lecture.
  • [18] Le PQ mentionne l’énergie nucléaire et thermique. Voir : Assemblée nationale du Québec, 29e législature, 2e session, le mercredi 7 juillet 1971 – Vol. 11 N° 70, Projet de loi no 50. Deuxième lecture.
  • [19] Ibid., et Assemblée nationale du Québec, 29e législature, 2e session, le mardi 11 mai 1971- Vol. 11 No. 36, Commission permanente des Richesses naturelles, Étude du projet de la Baie-James.
  • [20] Stéphane Savard, « L’énergie nucléaire au Québec : débats politiques et conflits de représentations, 1963-1996 », Revue d’histoire de l’Amérique française, Vol. 69, No.3, 2016, p. 12-13
  • [21] Il s’agit surtout du cas du PQ. Ibid., p. 15
  • [22] Ibid., p. 10
  • [23] Fred Ernst, 28 août 1973, 12e Conférence annuelle des métallurgistes, Manoir Castin, Archives SDBJ.  
  • [24] Ibid.    
  • [25] Ibid.
  • [26] Ibid.
  • [27] Ibid.
  • [28] Pierre Nadeau, 17 mars 1972, Conférence au Cégep de Jonquières, archives SDBJ.
  • [29] Nous utilisons ce terme pour désigner le truchement entre la science et de l’ensemble des techniques qui en découle.
  • [30] Fred Ernst, 21 octobre 1974, Conférence au cercle des Alumni de la fondation universitaire, Archives SDBJ.
  • [31] James C. Scott, Op. cit.,p. 4
  • [32] Ibid, p. 4
  • [33] Alexis Castonguay-Laplante, Op. cit., p. 19-20
  • [34] Ibid., p. 22. Voir aussi Stéphane Castonguay, Le gouvernement des ressources naturelles, Québec, Presses de l’Université Laval, 2016, p. 1-13  
  • [35]Alexis Castonguay-Laplante, Op. cit., p. 22
  • [36] James C. Scott, Op. cit., p. 4
  • [37] Assemblée nationale du Québec, 29e législature, 2e session, Le mardi 6 juillet 1971 – Vol. 11 N° 69, Projet de loi no. 50.
  • [38] Marc-Urbain Proulx, « Quatre décennies de planification territoriale au Québec », texte paru dans Mario Gauthier, Michel Gariépy et Marie-Odile Trépanier (dir.), Renouveler l’aménagement et l’urbanisme, Montréal, Presses de l’Université de Montréal, 2008, chapitre 1, p. 28
  • [39] F.Y.M. Malongi Musambi, Conception du temps et développement intégré, Paris, L’Harmattan, 1996, p. 19
  • [40] Assemblée nationale du Québec, 29e législature, 2e session, Le mardi 6 juillet 1971 – Vol. 11 N° 69, Projet de loi no 50.
  • [41] Duplessis misait notamment sur le complexe Manicouagan-Outardes pour développer des industries en région. Sur le sujet, voir : Dominique Morin, « Le BAEQ, la légende et l’esprit du développement régional québécois », dans Stéphane Savard et Harold Bérubé (dir.), Op. cit., p. 266
    Voir aussi : Stéphane Savard, Hydro-Québec et l’État Québécois, Op. cit., p. 147
  • [42]Stéphane Savard, Hydro-Québec et l’État Québécois, Op. cit., p. 151 et Gabriel Gagnon et Luc Martin (dir.), Québec 1960-1980; La crise du développement. Matériaux pour une sociologie de la planification et de la participation, Montréal, Les Éditions Hurtubise, 1973, 701 p.
  • [43] Assemblée nationale du Québec, 29e législature, 2e session, Le mardi 6 juillet 1971 – Vol. 11 N° 69, Projet de loi no 50.
  • [44] Robert Bourassa, La Baie-James, Op. cit., p. 79
  • [45] Cet organisme était chargé du développement de la région du Tennessee lors du New Deal des années 1930. On retrouve cette comparaison dans : Robert Bourassa, La Baie-James, Op. cit., 1973, p. 77
  • [46] Ibid., p. 77
  • [47] Ibid., p. 78
  • [48] Philip Selenicz, TVA and the grass roots; A study in the sociology of formal organization, New York, Harper and Row, 1966, p. 19-20
  • [49] Ibid., p. 27
  • [50] Fred Ernst, 24 novembre 1972, Conférence à l’école Polytechnique, archives SDBJ.
  • [51] Pierre Nadeau, mars 1972, conférence au Cégep de Jonquières, archives SDBJ.
  • [52] Ibid.
  • [53] Pierre Nadeau, Op. cit.
  • [54] Fred Ernst, août 1973, conférence à la 12e conférence annuelle des métallurgistes, au Manoir Castin, archives SDBJ.
  • [55] Robert Bourassa, La Baie-James, Op. cit., p. 80
  • [56] Ibid., p. 80-81
  • [57] Par exemple, Guy Joron, député du PQ, va qualifier cette vision du développement de futuriste, fantaisistes et paradisiaque. Assemblée nationale du Québec. 29e législature, 2e session, Le samedi 10 juillet 1971 – Vol. 11 N° 73. Projet de loi no 50.
  • [58] Rapport annuel SDBJ, 1972, archives SDBJ, p. 7
  • [59] Fred Ernst, 20 mai 1975, conférence au Rotary Club, archives SDBJ.
  • [60] Fred Ernst, 24 novembre 1972, Conférence à l’école Polytechnique de Montréal, archives SDBJ.
  • [61] Le territoire est constitué en une municipalité, la Municipalité de la Baie-James. Rapport annuel SDBJ, 1972, archives SDBJ, p. 7
  • [62] Louis-Edmond Hamelin, « Nordicité », dans L’encyclopédie canadienne, [En ligne], https://www.thecanadianencyclopedia.ca/fr/article/nordicite, (page consultée le 16 octobre 2019).
  • [63]James C. Scott, Op. cit., p. 95
  • [64] Fred Ernst, 13 mars 1975, conférence à HEC Montréal, archives SDBJ.
  • [65] Ibid.
  • [66] Ibid.
  • [67] Ibid.
  • [68] Fred Ernst, 21 octobre 1974, Conférence au Cercle des Alumni de la fondation universitaire, Bruxelles, Archives SDBJ.
  • [69] Pierre Nadeau, 29 novembre 1971, Allocution à la Délégation générale du Québec en France, Archives SDBJ.
  • [70] Fred Ernst, 21 octobre 1974, Conférence au Cercle des Alumni de la fondation universitaire, Bruxelles, Archives SDBJ.
  • [71] Ibid.
  • [72] Jacques Gauthier, Conférence Caisse d’entraide économique de Roberval/St-Félicien, 26 mai 1975, archives SDBJ.
  • [73] Robert Bourassa, La Baie-James, Op. cit., p. 134
  • [74] Assemblée nationale du Québec, 29e législature, 2e session, (23 février 1971 au 24 décembre 1971), Le mardi 6 juillet 1971 – Vol. 11 N° 69, Projet de loi no 50 — Loi du développement de la région de la Baie-James.
  • [75] Pierre Nadeau, 24 février 1972, Conférence au Cercle Finance Placement, Archives SDBJ.
  • [76] Assemblée nationale du Québec, 29e législature, 2e session, (23 février 1971 au 24 décembre 1971), Le vendredi 9 juillet 1971 – Vol. 11 N° 72, Projet de loi no 50.
  • [77] Fred Ernst, 24 novembre 1972, Conférence à l’école Polytechnique de Montréal, Archives SDBJ.
  • [78] Ibid.
  • [79] Ibid.
  • [80] Fred Ernst, Op. cit.
  • [81]  Ibid.
  • [82] À cet effet, voir : Marie-France Barrette. « De Bermisis à La Grande: La vie des travailleurs dans les camps et les villes-ressources durant la construction des grands projets hydro-québécois », Rapport de recherche, Université du Québec à Montréal, 2016, p. 81
  • [83] Cité de Alvin Toffler dans Fred Ernst, 24 novembre 1972, Conférence à l’école Polytechnique de Montréal, Archives SDBJ.
  • [84] Fred Ernst, 24 novembre 1972, Conférence à l’école Polytechnique de Montréal, Archives SDBJ.
  • [85] Sur le sujet, voir : Caroline Desbiens et Irène Hirt, « L’aménagement du territoire et la question de la différence culturelle au Canada. De l’invisibilité à la visibilisation des peuples autochtones », Annales de géographie, 2017, No. 718, p. 37