MEINHOF, Ulrike, Tout le monde parle de la pluie et du beau temps. Pas nous. Textes choisis et présentés par Karin Bauer, Les éditions du Remue-ménage, 2018, 245p.

CHLOÉ POITRAS-RAYMOND

Université du Québec à Montréal

Le 9 mai 1976, Ulrike Meinhof se suicide dans sa cellule de prison. Ce sont plus de 4000 personnes qui se déplaceront pour son cortège funèbre, sans compter les nombreuses manifestations parfois violentes qui auront lieu partout en Allemagne. À la fois journaliste respectée et membre fondatrice de la Fraction Armée rouge (RAF), Meinhof était déjà considérée comme une icône controversée au moment de sa mort. Pour les uns elle était une terroriste impitoyable, alors que pour les autres, elle faisait figure de martyre révolutionnaire.

Dans cette anthologie, d’abord parue aux États-Unis en 2008 sous le titre de Everybody talks about the Weather. We Don’t. The Writing of Ulrike Meinhof, Karin Bauer, professeure en études allemandes à l’Université McGill, présente 24 textes de Meinhof publiés dans le magazine allemand de gauche Konkret entre 1960 et 1968, soit avant son implication terroriste. L’ouvrage se divise en plusieurs sections qui mettent en lumière la complexité de cette personnalité de la gauche révolutionnaire ouest-allemande. Le livre s’ouvre avec une préface d’Elfriede Jelinek, récipiendaire du prix Nobel de littérature en 2004 et figure de la gauche autrichienne, invitant le lectorat à garder une ouverture face aux textes de la journaliste.

Bauer présente ensuite une introduction recherchée sur la vie et l’œuvre d’Ulrike Meinhof. À la fois journaliste vedette, femme bourgeoise et mère de jumelles, elle abandonna ces différents rôles dans les années 1970 lorsqu’elle choisit de passer du militantisme pacifique à la résistance armée. Cette introduction joue parfaitement son rôle. D’une part elle démystifie la figure de Meinhof et, d’autre part, elle introduit le contexte historique entourant les évènements abordés dans les chroniques. Ensuite, Bauer présente le magazine Konkret dans lequel 23 des 24 textes sélectionnés ont été publiés : ce journal porte-parole de la gauche ouest-allemande et du mouvement étudiant fut financé jusqu’en 1964 par la République démocratique d’Allemagne. (p. 23) Meinhof y écrira de 1959 à 1968. Enfin, l’introduction présente la RAF et l’implication de la journaliste dans celle-ci. La Fraction Armée rouge considérait « les actions violentes comme une forme d’éveil, [elle] entendait dévoiler les tendances fascisantes de l’État capitaliste, mettre en lumière la vulnérabilité de l’État et faire entrevoir aux gens la possibilité d’un renversement du système.» (p. 63) Malgré son caractère révolutionnaire et violent, la RAF a suscité une certaine sympathie dans la population en raison de la brutalité de l’État en réponse à ses actions. En effet, la République Fédérale d’Allemagne procède à des perquisitions violentes et à la mise en place de lois antiterroristes permettant par exemple la surveillance de la population. Face à ces mesures, Meinhof et plusieurs autres membres fondateurs de la RAF décident de passer aux actions violentes. À la suite de cinq attaques à la bombe en l’espace de deux semaines le groupe est finalement arrêté à l’issue de l’offensive de mai 1972. Confinée à des conditions de détention horribles et ostracisée par les autres membres de la RAF, Meinhof mit fin à ses jours dans l’enceinte de la prison de Stuttgart en 1976, près de quatre ans après son arrestation.

Le cœur de l’anthologie comprend 24 textes sélectionnés et traduits par Karin Bauer. Celle-ci précise que sa démarche vise à présenter certaines chroniques de Meinhof écrites avant son entrée dans la clandestinité et son association au terrorisme de gauche. De cette manière, Bauer veut éviter que cette violence prenne le dessus sur les idées portées par Meinhof, et qu’on en vienne à oublier le contexte de sa radicalisation En effet, la mémoire allemande a retenu la figure de terroriste, mais Bauer est d’avis qu’il ne faut pas pour autant masquer la journaliste critique et rigoureuse qu’elle était dans les années 1960. Elle souhaite ainsi « laisser Meinhof s’exprimer en son propre nom » (p. 86). Bien que la démarche de sélection des différents textes ne soit pas expliquée, les chroniques choisies couvrent une large gamme de sujets tout en restant cohérentes entre elles. Au cours de ces dix années chez Konkret, la journaliste a présenté des critiques recherchées et appuyées de la société allemande et de l’implication de l’État dans la politique de la Guerre froide. Bauer choisit de présenter les chroniques dans un format hybride, entre la chronologie et la thématique, permettant, ainsi, de comprendre l’évolution de la pensée de Meinhof. Pour chaque texte, Bauer fait le point sur les évènements et les personnalités abordés. Puisque les chroniques sont généralement écrites en réponse à l’actualité allemande, cette mise en contexte est souvent essentielle à la compréhension des enjeux soulevés par la journaliste.

Les chroniques traduites se concentrent essentiellement sur la critique de trois aspects de la politique ouest-allemande : la politique de réarmement et le rôle de la République Fédérale d’Allemagne dans la Guerre froide, le système politique à tendance fascisante et, enfin, le rapport au passé nazi. La critique de la politique extérieure de l’Allemagne de l’Ouest par Meinhof se penche sur la question du réarmement et sur la position de l’État ouest-allemand dans la Guerre froide. Dans les chroniques « Le Vietnam et l’Allemagne » et « Du napalm et du pouding », elle s’oppose à l’intervention des États-Unis au Vietnam et au soutien que l’Allemagne de l’Ouest lui accorde. La journaliste perçoit la remilitarisation de l’Allemagne comme une trahison de la constitution allemande. Celle-ci serait également menacée par les politiques internes de la République Fédérale d’Allemagne qui, en réaction aux manifestations étudiantes, entend limiter la liberté par des mesures d’exception. La critique de la limitation des droits des Allemands et de la paranoïa des élites politiques et des médias sont des thèmes récurrents dans quelques-unes des chroniques.

De manière générale, les chroniques de Meinhof critiquent les politiques de répression de l’État que ce soit à l’intérieur ou à l’extérieur du pays. Elle reproche au gouvernement ouest-allemand de mettre en place des politiques qui ne prennent pas en compte les horreurs de la Seconde Guerre mondiale et de l’Holocauste. Ainsi, dans sa chronique « Le 20 juillet » elle critique l’hypocrisie de la République Fédérale d’Allemagne qui célèbre l’anniversaire de l’attentat perpétré contre Hitler alors qu’elle est elle-même responsable d’injustices et de violences à l’encontre de sa population.

À la lecture des écrits de Meinhof, il apparait que les mesures à prendre pour lutter contre ce qu’elle appelle la « fascisation » de l’État allemand changent progressivement au fur et à mesure que l’Allemagne de l’Ouest intensifie les mesures de répressions face à la gauche et aux manifestations étudiantes. Ses premières chroniques, bien que déjà critiques concernant l’attitude de l’État, adoptent une perspective conciliante et optimiste. Cependant, à la fin des années 1960, Meinhof commence à promouvoir la contre-violence et la nécessité de répliquer face à la violence de l’État ouest-allemand dans des chroniques telles que « La contre violence » et « De la contestation à la résistance », toutes deux parues en 1968. Ce n’est qu’après être entré dans la clandestinité que Meinhof compléta son processus de radicalisation en faisant la promotion de la violence terroriste comme moyen d’action contre l’État allemand.

Le recueil se conclu d’une postface écrite par Betina Röhl, l’une des filles d’Ulrike Meinhof. La publication de ce texte dans l’ouvrage était l’une des conditions pour que Röhl accepte de céder les droits de traduction des écrits de sa mère. La postface offre un contraste très intéressant avec l’introduction nuancée et la préface de Jelinek invitant à l’ouverture. Röhl présente sa mère comme une propagandiste de la Nouvelle-Gauche qui aurait été surestimée par ses partisans. (p. 228-233) Visiblement, elle n’a pas conservé une image positive de sa mère ni de ses positions politiques concernant la République Fédérale d’Allemagne. En introduction, Bauer précisait qu’elle n’était pas d’accord avec le portrait que brosse Röhl de sa mère. En mettant ce texte en fin d’ouvrage, elle rappelle aux lecteurs la figure controversée et complexe que Meinhof était non seulement de son vivant, mais également des décennies après sa mort.