Compte-rendu : Royer, Patrick. La Guerre en miroir. Conquête coloniale et pacification au Soudan occidental, Paris, Les Indes savantes, 2019, 504p.

THOMAS VENNES
Université de Sherbrooke

Cet ouvrage de Patrick Royer[1] illustre le regain d’intérêt pour l’étude des résistances dites « primaires »[2] des populations africaines face au colonialisme. Royer propose une anthropologie historique de la conquête du Soudan occidental (Sénégal, Mali, Burkina Faso et nord de la Côte d’Ivoire) et des réactions africaines face à l’avancé de l’armée française. De cette façon, Français et Africains sont étudiés simultanément par le croisement des archives coloniales et de la tradition orale, une perspective qui permet de renouveler une historiographie trop longtemps cantonnée dans l’histoire militaire. Cette dernière, puisqu’elle s’appuie surtout sur des sources européennes, aurait comme grand défaut de produire un récit eurocentré (p. 12-13). À travers l’analyse de deux périodes, soit la conquête du Soudan occidental de 1880 à 1898, puis la pacification du même territoire de 1898 jusqu’à la fin de la Grande Guerre, Royer veut démontrer le rapport qui lie conquête, guerre et pacification. Derrière cet exposé repose la volonté d’élucider les modalités du recours à la force, modalités qui ne font d’ailleurs pas unanimité dans le monde colonial, occasionnant des débats entre les partisans des méthodes fortes et ceux des méthodes douces, ou en d’autres mots de l’usage de « politiques d’apaisement » (p. 9).

L’ouvrage est divisé en trois parties. Royer analyse d’abord la guerre d’empire et le rôle de la guerre dans les sociétés d’Afrique de l’Ouest. Ensuite, il propose une histoire événementielle critique de la conquête du Soudan. Il termine finalement par un examen des méthodes de conquête, des méthodes de pacification et des débats européens autour du recours à la guerre à la fin du 19e siècle.

L’ouvrage s’insère dans le débat historiographique autour de la dichotomie colonisateur/colonisé, dominant/dominé au sein du monde colonial. En effet, les recherches récentes issues des études postcoloniales démontrent que le monde colonial est forgé par des négociations et des échanges plutôt que par une domination hégémonique. Mais Royer argumente que, bien qu’existent ces négociations et ces échanges, le rapport entre les colonisateurs et les colonisés est avant tout un rapport de guerre (p. 10). L’anthropologue fait d’ailleurs la distinction entre un rapport de guerre et un rapport de violence extrême. Selon lui, cette dernière n’est pas au fondement des rapports dans la société coloniale, elle « n’est pas spécifique à la situation coloniale » (p. 28). Elle n’y est pas non plus systématique et généralisée. Quant à la guerre en situation coloniale, elle est toujours « latente, assurant le droit de conquête » et, en conséquence, doit être comprise comme le « cadre ultime des relations entre colonisateurs et colonisés, instruments au service des premiers et parfois aussi des seconds » (p. 28-29).     

Trois éléments de cet ouvrage attirent notre attention, soit le choix de parler de guerre et non de résistance, la discussion autour des technologies guerrières des deux camps et enfin le passage de l’état de guerre à l’état de pacification. Concernant la notion de résistance, Royer la considère comme étant une catégorie « fourre-tout », englobant toutes formes de mouvements d’opposition, armés ou non. Cette façon d’appréhender la résistance contribue ainsi à donner une image hégémonique au pouvoir colonial, ce qui était loin d’être le cas. La guerre, au contraire, laisse paraitre un jeu de rapports de pouvoir entre les nombreux acteurs, d’autant plus que ces derniers comprenaient aussi leur réalité de cette façon. La soumission à la puissance coloniale ne garantissait pas, pour nombre de populations et de puissances africaines, l’abandon total de leur souveraineté. D’où les nombreuses prises d’armes et conflits qui éclatent tout au long de la période coloniale (p. 36-38). 

La question des technologies guerrière, abordée aux chapitres 2 et 3, mérite aussi d’être soulignée. Selon Royer, l’écart notable entre les armes des colonisateurs et des colonisés n’est pas suffisant pour expliquer le rapport de force déséquilibré entre les protagonistes lors des conquêtes coloniales. Pour le chercheur, la façon dont s’organisent les armées est un facteur bien plus important. De fait, la doctrine militaire européenne, qui s’appuie sur la discipline et la puissance de feu, leur octroie un avantage considérable face à des cultures guerrières qui recourent à la bravoure individuelle. L’adaptation aux armes à feu à tire rapide ne s’était pas encore opérée dans la culture de guerre africaine (p. 60-61), quoi que Samori figure comme une exception notable[3].

Enfin, l’argument que le passage de la conquête à la pacification n’efface aucunement le rapport de guerre constitue l’une des grandes forces de l’ouvrage. D’après l’auteur, le conquérant français s’établit en Afrique avec l’idée de civiliser les populations et de mettre en valeur le territoire, ce qui exige une soumission totale et le maintien de la paix. Le bon déroulement de ce projet se base sur la « docilité » de la population, qui ne peut atteindre cet état qu’après de vigoureuses campagnes de pacification. En d’autres mots, « le paradoxe du conquérant est sa volonté d’imposer la paix », une paix qui ne peut être atteinte que par la guerre[4]. Ainsi se perpétue un rapport de guerre entre le colonisateur et le colonisé.

Quelques critiques peuvent cependant être adressées à l’ouvrage. Premièrement, Royer appuie beaucoup de ses arguments sur des observations tirées de la guerre du Bani-Volta (1915-1916), sujet au cœur de son ouvrage publié en 2001 en collaboration avec Mahir Şaul[5]. Sans nier l’importance et l’ampleur de cette guerre, on aurait néanmoins souhaité l’utilisation par l’auteur d’exemples plus diversifiés.

Cette première critique en rejoint une deuxième au niveau du cadre chronologique, c’est-à-dire l’absence de la période d’après-guerre, période trop souvent perçue comme étant exempte de conflits majeurs. Comme l’argumente Patrick Dramé dans L’impérialisme colonial français en Afrique (2004)[6], la période d’après-guerre est au contraire marquée par de nombreuses compagnes de pacification. Incidemment, Royer contribue ainsi à marginaliser les conflits avec les populations Dogons dans les années 1920, ou encore les nombreuses « opérations de police » en pays Lobi de 1919 à 1932. L’analyse de Royer esquive alors l’une des causes principales de ces nombreuses confrontations : l’augmentation des exigences coloniales afin de réaliser la « mise en valeur » des territoires. Pression, d’ailleurs, qui se fait davantage ressentir à partir de la Première Guerre mondiale et pendant l’entre-deux-guerres.

Une dernière critique touche à l’appareil critique, et en particulier aux références sur la guerre contre l’Empire de Samori. Sans remettre en cause la valeur inestimable de l’ouvrage d’Yves Person sur la révolution dyula[7], cette thèse datant des années 1970 est l’une des seules à être exploitée. Pourtant, de nouvelles recherches ont été faites autour de ce personnage et de son empire, notamment par Julie D’Andurain dans La capture de Samory (2012)[8]. Malgré ces reproches, l’ouvrage de Patrick Royer amène un vent de fraicheur dans une historiographie militaire française qui s’est trop longtemps cloisonnée dans de vieilles méthodes et interprétations, rétive face à des approches postcoloniales et des « critical studies » jugées trop « américaines ».


  • [1] Patrick Royer est anthropologue de formation et enseigne les sciences sociales au département de Science and Technology Studies du Rensselaer Polytechnic Institute, dans l’État de New York. Il se spécialise sur l’histoire de la guerre en Afrique de l’Ouest.
  • [2] Les résistances primaires sont comprises comme étant les guerres coloniales lors des conquêtes, ainsi que les révoltes armées pendant la période coloniale. Elles sont donc caractérisées par une mobilisation armée des populations africaines contre un envahisseur ou un conquérant.
  • [3] L’Almamy Samori Touré est empereur du Wassalou (1878-1898), un grand empire éphémère qui s’étend des frontières de la Sierra Leone jusqu’aux forêts de Guinée. Au cœur du système impérial, l’armée de Samori adopte des tactiques et des armes européennes à travers une série de réformes. Samori résiste à l’avancée française en Afrique jusqu’en 1898, lorsqu’il est pris prisonnier par une colonne française dans les montagnes de la Côte-D’Ivoire.
  • [4] Ibid., p. 389.
  • [5] Mahir Şaul et Patrick Royer, West African Challenge to Empire: Culture and History in the Volta-Bani Anticolonial War, Athens, Ohio University Press, 2001.
  • [6] Patrick Dramé, L’Impérialisme colonial français en Afrique : enjeux et impacts de la défense de l’AOF : 1918-1940, Paris, L’Harmattan, 2008, 480 p.
  • [7] Yves Person, Samori. Une révolution dyula, 1968, vol. 1, 1970, vol. 2, 1975, vol 3, Dakar, Institut fondamental d’Afrique noire (IFAN).
  • [8] Julie d’Andurain, La capture de Samory (1898): l’achèvement de la conquête de l’Afrique de l’Ouest, Saint-Cloud, Soteca, 2012. Il faut souligner au passage que le titre fait usage, de façon non critique, du vocabulaire colonial en traitant la reddition de Samori d’une capture (comme il l’est souvent indiqué dans les sources, par ailleurs), perpétuant l’imaginaire cynégétique de la guerre coloniale.